Le racisme à venir

Jorge Livraga

Fondateur de Nouvelle Acropole

En octobre 1989, Jorge Livraga donnait à Paris une conférence intitulée « Le racisme à venir ». Nous vous en proposons ci-dessousune synthèse. Les propos de l’auteur, hélas confirmés a posteriori par ce qui sest passé en Yougoslavie et ailleurs, sont plus actuels que jamais.

Comme s’est effondré l’Empire romain que l’on croyait éternel, s’effondrent nos systèmes ; comme ils ont alors resurgi, les ethnies et les particularismes de tout poil font surface à nouveau avec les égocentrismes qu’ils véhiculent. Car l’histoire est cyclique. Et la menace de l’intolérance, du fanatisme et de multiples « racismes » grandit, favorisée par la croyance que les hommes sont semblables – alors qu’ils sont à l’évidence différents – et par le besoin de boucs émissaires.

Laissons à chaque peuple, y compris aux occidentaux, le droit de suivre et de préserver les coutumes qui lui sont propres. Dépassons la peur et la vision superficielle qui fondent le racisme. Car il n’a pas sa place là où se trouve la véritable liberté, celle de se déterminer soi-même, indépendamment de la couleur de sa peau, de l’endroit où on est né et des croyances dans lesquelles on a été élevé.

L’histoire est cyclique

Celui qui écrit ces lignes a consacré une grande partie de sa vie déjà longue à l’étude des phénomènes historiques et a constaté qu’ils se répartissent en deux types. Les uns sont répétitifs et apparaissent et réapparaissent à diverses époques sans grand changement ; les autres sont, eux, changeants, et jamais ne se répètent car ils répondent aux exigences des temps. Cependant, à chaque moment historique, un pendule qui régit les événements se met en mouvement. Sa partie fixe comme sa partie mobile constituent une machine merveilleuse qui ne cesse et ne cessera jamais de marquer le rythme de la mécanique historique, les battements d’un cœur qui vit, s’accélère et ralentit, souffre parfois de tachycardie. Cœur qui un jour est né et finira par mourir.

Le monde et son histoire sont tels alors que les néo-platoniciens de Pergame et d’Alexandrie les concevaient, il y a presque deux mille ans : un « macrobios », un grand être vivant dans lequel nous sommes insérés et dont nous formons le tissu existentiel, avec une vie propre pour chacun de nous, comme pour les différentes cultures et les différentes sociétés ; mais tout cela conditionné par le Grand Rythme, le Mystère, l’Etre des Etres.

Nos digressions intellectuelles ne peuvent rien contre ce rythme universel. C’est ainsi et la seule chose que nous puissions faire, c’est de le percevoir ou pas.

Ceux qui ne le perçoivent pas ne méritent généralement pas le nom de philosophes, car ils demeurent à la surface des événements sans se donner la peine d’en vérifier le fond et la cause. L’aliénation, qui trouble la raison et la perception, les maintient dans l’apparent paradoxe de l’existence, et ils croient que l’époque dans laquelle ils vivent est unique, que le progrès est constant et linéaire. Mais l’histoire – qui est ce que nous connaissons du passé humain – est cyclique et elle répond à des moteurs occultes qui ne se dévoilent que devant ceux qui méditent profondément.

D’innombrables formes de cultures et de civilisations se sont succédé depuis des millénaires. Les changements sont plus apparents que réels et l’homme qui manœuvrait un quadrige romain n’est pas très différent de celui qui conduit aujourd’hui un train ou une automobile. La machine a changé, la mécanique du véhicule également, mais pas l’homme.

Prenons un exemple sur lequel nous disposons d’informations précises : pour ceux qui vivaient à l’époque de l’Empire romain, ce colosse socioculturel et économique ne pouvait pas s’effondrer. Il s’est pourtant effondré. Et à la Paix d’Auguste qui régissait le monde occidental – parce qu’elle avait épuisé son temps historique et qu’elle avait besoin d’un renouveau – succéda ce que nous appelons aujourd’hui la période du Haut Moyen Age.

Non seulement certaines parties de l’Empire retrouvèrent une dynamique propre, mais il fut assailli par des peuples marginaux qui se mirent en marche vers son propre cœur.

Au Ve, VIe et VIIe siècles, sont apparus des phénomènes migratoires chez des peuples qui, d’une certaine manière, avaient été immergés dans la grande forme mentale de l’Empire romain ou qui, effrayés par son pouvoir, s’en étaient tenus éloignés. L’Etat romain, la concertation de ces peuples en une unité de destin, a fait place à une multitude d’ethnies et de races.

C’est ainsi que sont apparus : le royaume wisigoth en Gaule (419-507), le royaume wisigoth en Espagne ou à Hispalis (507-711), le royaume ostrogoth en Italie (489-552), les Goths (340-375), le royaume vandale (435-534), le royaume lombard (à partir de 568), le royaume des Burgondes (443-453), les Huns d’Attila (434-453), le royaume des Francs (à partir de 486). Et… les Saxons, les Suèves, les Alains, les Anglo-saxons et de nombreux autres encore.

Simples noms pour les lecteurs d’aujourd’hui, ils furent alors de tangibles et terribles réalités. Des petits fiefs et des bandes résistèrent ou entreprirent de vagabonder sur les mers, recevant le nom générique de Vikings, sous lequel l’histoire les connaîtra par la suite. L’Empire romain d’Orient, christianisé par ce que l’on appellerait aujourd’hui la foi orthodoxe, résista, tout en connaissant de nombreuses vicissitudes, jusqu’à l’époque des croisades et reçut le coup final au milieu du XVe siècle, asséné par une faction de l’Empire islamique en pleine croissance.

Les ethnies, les tribus resurgirent alors, mues par différents moteurs : religieux, économiques, politiques et, surtout, démographiques… Car, à l’horloge de l’Histoire, l’heure fatale de la chute de l’Empire romain avait déjà sonné dans les plaines d’Asie alors même qu’y régnaient les premiers empereurs(1). Mais comme des boules de billard qui s’entrechoquent, celles qui ne disparurent pas dans les trous de la table arrivèrent environ trois ou quatre cents ans plus tard aux portes de Rome, de Ravenne et de Constantinople.

L’orgueilleuse capitale des Romains, merveille inoubliable qui abritait, à l’époque d’Antonin, un million deux cent mille êtres humains, et l’extraordinaire Alexandrie égyptienne, où ne vivaient pas moins d’un million d’habitants, se trouvèrent réduites à l’état de villages « primitifs » dont les ruines étaient utilisées comme carrières. Au VIIe siècle, Rome n’avait pas plus de trente mille habitants permanents. D’autres villes importantes d’Europe devinrent des villages aux rues sales et boueuses, où la peste faisait des ravages.

Les ethnies n’ont jamais cessé d’exister

Notre concept actuel de « nation » est, sauf en ce qui concerne les derniers siècles, très relative, et dans la majorité des cas, fausse.

Remontons à l’Antiquité. Jusqu’à quel point l’Egypte, Sumer, la Grèce et Rome elle-même furent-elles des nations ? Qu’en est-il des Chinois et des Incas ? Et l’Inde et la Perse ? En vérité, celle qui se rapprocha le plus de cette conception fut Rome, car son empire a donné une unité à l’Europe et au bassin méditerranéen, où, sans que disparaissent les langues, les coutumes et les monnaies locales, s’imposèrent une langue, des coutumes honorables et une monnaie officielle. Les autres communautés citées n’ont jamais dépassé leur territoire d’origine où coexistaient différentes langues et cultures.

Il est très important de prendre en compte la question des ethnies, noyaux presque familiaux qui conservent leur langue et leur mode de vie, leur conception religieuse ou, pour les moins mystiques, leurs us et coutumes. Même si dans le monde occidental – et de par son influence, en Orient et en Amérique – on les a oubliées à partir de la fin du Bas Moyen Age, elles se sont fortifiées peu à peu jusqu’à ce qu’au cours des XVIe-XXe siècles, le concept se transforme en axiome ; et aujourd’hui, il nous éclate dans les mains.

En vérité, si la notion d’ethnie a été étouffée, les ethnies se sont maintenues sous différentes formes : « ghettos », « reducciones »(2) et « colonies », telles des pustules d’un temps révolu.

Les conflits entre les pays puissants et les révolutions communistes, fascistes et national?socialistes, précédés par d’autres conflits en Amérique et en Asie, ont engendré les deux plus grandes guerres à échelle planétaire. (Les historiens ne se rendent pas compte, parfois, que la guerre déclenchée à l’époque de Napoléon fut aussi une guerre mondiale). La sophistication des armements utilisés, la science mise au service des techniques de guerre, ont violemment bouleversé les strates les plus profondes de la société humaine. Des abstractions inhumaines, des mensonges en chaîne ont généré de nouvelles violences. Certaines furent passées sous silence, comme la répression communiste, d’autres amplifiées comme celles du nazisme, d’autres encore furent mythifiées comme la guerre du Vietnam, dans laquelle sont morts moins de citoyens américains que dans les accidents de la route aux Etats-Unis au cours de la dernière décennie.

De toutes façons, ces guerres, petites ou grandes, n’ont rien résolu et la croissance démographique incontrôlée, liée à des pactes secrets de « décolonisation » de l’Afrique et de l’Asie, ont donné naissance au « Tiers Monde », dans lequel vit aujourd’hui, dans des conditions inhumaines, plus de la moitié de la population mondiale. Conditions que les sociologues ont appelées, faisant véritablement preuve d’humour noir, « des conditions propres aux pays en voie de développement ».

Nous sommes tous différents

Mais peu importe au Grand Pendule, gouverné par des forces correspondant à la vitalité cosmique, l’opinion des humains, et moins encore s’ils sont incapables de se gouverner, non seulement au niveau collectif mais aussi au niveau individuel.

Un nouveau Moyen Age avance inexorablement vers notre forme actuelle de civilisation et on peut déjà en voir les manifestations. Et bien sûr, les ethnies resurgissent et avec elles les sempiternelles formes de racisme, qui, comme tous les mots en « isme », traduisent le culte excessif d’une réalité objective.

Et cela pour ne pas oser reconnaître une réalité évidente : le fait que nous sommes tous différents, individuellement et collectivement. Le rêve d’un Monde-Un qui parlerait l’espéranto fut une simple utopie des années 20. Aujourd’hui, cela paraît ridicule.

Peut-être un croisé ou un homme de Soliman le Magnifique (les chefs, eux, ne le croient pas vraiment) a-t-il pensé que tout le monde pouvait devenir chrétien ou musulman… Mais celui qui le croit aujourd’hui, à la lecture des événements retransmis par la presse quotidienne, est un royal imbécile ou un fanatique en marge de notre actualité.

Les idées – mieux encore, les abstractions – pseudo-démocratiques ont contribué à forger ce genre d’illusion et aujourd’hui elles sont confrontées à la réalité, à savoir qu’il existe autant de « démocraties » qu’il y a de lieux où elles s’appliquent. Civils ou militaires, imams ou évêques, tous sont aujourd’hui « démocrates » sans pour autant cesser, en réalité, d’être ce qu’ils sont, chacun à sa façon, et selon la force qu’ils y mettent.

Avec ce nouveau Moyen Age arrive, logiquement, un nouveau racisme, car les frontières commencent à s’ébranler et les groupes ethniques refleurissent, avec leurs côtés positifs et négatifs, leurs conflits, leurs égocentrismes et leurs atavismes. Et je ne fais pas seulement référence à « l’apartheid » (qui existe en Afrique du Sud comme en Chine, en Israël et en Irak, où des couleurs de peau et des croyances opposent les hommes) mais à nous tous qui, d’une façon ou d’une autre, souffrons du syndrome et qui nous rassemblons en tribus de médecins, d’avocats, de musiciens, de militaires, d’hommes, de femmes, d’enfants et de personnes âgées. C’est, j’insiste, une lutte de tous contre tous. La plupart des systèmes qui nous gouvernent ont échoué, et la brutalité resurgit de tous côtés, comme cela fut le cas en Europe au Moyen Age.

Nous ne devons pas fermer les yeux : peu à peu vont revenir les nouveaux esclaves, les migrations et les inquisitions. Nous en sommes déjà les témoins.

On pourrait me rappeler que les esclaves existaient dans le Monde Classique ; mais je vous rappelle aussi que l’esclavage a disparu en plein XIXe siècle, non pour des raisons morales mais parce qu’il y avait des machines pour remplacer les esclaves. Toute autre affirmation n’est que pure littérature. Un homme ou une femme ne sont pas esclaves parce qu’ils ne votent pas, mais ils le sont quand ils perdent leur humanité pour devenir des choses qui se vendent, s’achètent ou s’offrent, et dont la vie est conditionnée par des modèles auxquels ils se soumettent contre toute raison et tout sentiment. Et si on creuse un peu, on s’aperçoit que l’esclavage n’a jamais cesser d’exister : pour le vérifier, il suffit de demander à un juif s’il peut se marier librement avec une chrétienne, ou si un membre d’une famille noble peut se marier, sans créer de problème, à une marchande de légumes ; si un musulman d’Iran peut volontairement cesser de l’être ou si un blanc peut devenir président élu d’une tribu noire et vice-versa.

L’intolérance se généralise

Dans le racisme à venir, tout est encore très trouble car il n’existe pas de véritables idéaux de civilisations. Et dans le désastre qui nous menace, se trouvent confondus des éléments millénaires avec des éléments actuels et même des éléments relevant du futur. Ce qui est clair, c’est que devant l’échec des systèmes, la moitié du monde mourant de faim, le retour du fanatisme pseudo-religieux, on cherche à tout prix des « boucs émissaires ».

Je crois que nous avons fait du monde un écheveau d’une incroyable confusion et que nous nous empoisonnons la vie inutilement. Nous devons apprendre à vivre et à laisser vivre. Dans notre petit « laboratoire » de l’Organisation Internationale Nouvelle Acropole, qui a des sièges dans cinquante pays, nous avons pu confier des postes de très haut niveau et de responsabilité à des personnes d’origine juive, chrétienne (des différentes sectes), musulmanes et shintoïstes ; leur peau – bien qu’en vérité je n’y ai jamais fait attention – est blanche, jaune ou sombre.

Quel est le secret de ce succès ?

Il est très simple. Nous avons mis l’Homme au-dessus de l’homme, c’est-à-dire la partie spirituelle et noble sur la partie matérielle et grossière. Il n’a pas été massifié. La valeur d’un homme, d’une femme est faite de ce qu’ils sont vraiment et ne dépend ni de la couleur de leur peau ni de l’endroit où le destin les a fait naître. Et ce lieu de naissance est très important, car un enfant qui, par exemple, naît en Espagne, sera mené sur les fonts baptismaux catholiques alors qu’il n’a que quelques jours, sans pouvoir choisir ni donner son avis ; si vingt ans plus tard, en faisant appel à sa raison et à sa culture, il préfère une autre religion, ou aucune, il sera apostat. Et c’est la même chose pour les autres religions. Pourquoi ? Parce que l’on ne respecte pas la liberté de l’individu, que l’on considère comme n’étant qu’un simple élément mécanique d’une « société de coutumes ». C’est, dans le fond, une forme de peur, un racisme spirituel.

Derrière tout racisme se cache une peur. Si un nouveau racisme nous menace, c’est que nous avons rendu un culte à la peur et à la faiblesse. Des millions d’enfants ne jouent plus avec leur corps, se donnant et recevant des coups et des caresses salutaires, mais demeurent statiques, hébétés face à un appareil de télévision, à regarder ce que font les autres. Nous sommes en train de construire une culture de voyeurs, de simples observateurs incapables de penser et de sentir par eux-mêmes.

Le racisme à venir s’alimentera de cette chair sans feu et de ces âmes sans Vie, car, ne l’oublions pas, le racisme est lié à la peur, c’est vivre à l’extérieur de soi-même, c’est être superficiel.

Si nous nous tournons vers l’intérieur de nous-même et si nous reconnaissons l’existence naturelle des sexes, des races, des ethnies et des opinions différentes, nous parviendrons à la véritable liberté ; et, là où existe une véritable liberté, le racisme n’a pas sa place, pas plus qu’aucune autre manière fanatique d’envisager l’existence.

(1) Les barbares dont le déferlement précipita le démantèlement de l’Empire romain étaient originaires d’Asie. Et les causes qui entraînèrent leur migration vers l’Ouest étaient déjà à l’œuvre lorsque fut fondé l’Empire.

 

(2) Les « reducciones » étaient les villages d’Indiens baptisés, créés par les missionnaires espagnols.

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