Le racisme, produit de la modernité

Fernand Schwarz

Coordinateur de Nouvelle Acropole pour l’Europe Occidentale

Directeur de Nouvelle Acropole France
site de présentation de Fernand Schwarz

 

Article paru sous le titre « Racisme et modernité » dans la revue Nouvelle Acropole (Belgique),

n° 27, mars 1985, pp. 16-19.

Dans l’Antiquité, le barbare – ou étranger – était susceptible d’être intégré à la société. Au Moyen Age, par suite de la volonté d’uniformisation des croyances, apparut l’intolérance religieuse. Au XVIIIe siècle, se développa l’idée de la supériorité des nations policées qui constitua l’alibi des guerres coloniales ultérieures. La civilisation européenne devint la référence en fonction de laquelle étaient classés les autres peuples, dits primitifs. Au XXe siècle, la volonté d’homogénéisation, source de dévitalisation, risque de conduire à une catastrophe planétaire, la diversité étant facteur de survie de l’espèce.

Le racisme peut s’exprimer et se vivre à plusieurs niveaux. Le fait de ne pas aimer une autre race ou une autre religion s’inscrit dans une conception éthique du racisme. Celle-ci est relativement récente. Elle apparaît à la Renaissance et va se développer surtout aux XVIIIe et XIXe siècles.

De tout temps, la non-acceptation de l’autre a existé ; on peut même parler à cet égard de constante du comportement humain, liée à l’égoïsme et à l’étroitesse d’esprit, qui peut même se manifester au sein d’une famille. C’est pourquoi toutes les morales du monde ont encouragé la tolérance, et une plus grande compréhension de l’autre.

La notion de séparativité, de ségrégation, existait dans les temps anciens, mais sous des formes très différentes de celles que nous connaissons. Cependant, même si un peuple ou un être humain était considéré comme différent, jamais cette notion n’avait été érigée en idéologie de groupe.

Ainsi, pour les Romains, il y avait d’une part les « civilisés » et d’autre part les « barbares », c’est-à-dire tous les autres. Mais cette ségrégation n’était ni ethnique ni religieuse : il s’agissait seulement de savoir si les individus ou les peuples en question étaient ou non intégrés à la civilisation. En ce sens, le barbare, c’est tout simplement l’étranger. Mais il n’y a dans ce terme aucun jugement de valeur. En outre, le barbare peut être intégré, assimilé et devenir de plein droit citoyen romain. C’est à la chute de l’Empire romain que l’étranger est devenu « méchant » car, au Ve siècle, le « barbare » envahit l’Empire et le submerge. Et c’est à ce moment-là qu’au terme de « barbare » s’adjoint la notion de « destructeur » qui n’existait pas à l’origine.

Dans une société cohérente, les différences sont considérées comme une garantie de dynamisme, d’originalité et d’harmonie. Ainsi, pas moins de neuf ethnies (Nubiens, Sémites, blancs, noirs, métis, etc.) étaient regroupées dans la société égyptienne et l’important était d’être Egyptien. La différence n’était perçue qu’entre ceux qui étaient Egyptiens et ceux qui ne l’étaient pas. Les principes juridiques qui régissaient le pays en faisaient une société multiraciale. Et cette société a été, à ce niveau, une réussite.

Rome a eu des généraux africains, noirs. L’important était d’être romain et non d’avoir telle ou telle couleur de peau. L’Empire romain a fait naître la notion de « citoyen du monde ». Après sa chute, où est-elle passée, cette grande idée d’un monde où toutes les races et toutes les religions pourraient circuler et s’exprimer librement ?

L’homme a toujours été conscient des différences : elles font partie de son existence quotidienne. Mais les différences sont-elles négatives ou bien sont-elles au contraire un critère de variété, donc enrichissantes ?

Avec l’entrée dans le Moyen Age, s’organise une uniformisation de la foi et du système politique. C’est alors qu’apparaît un nouveau type de différence lié au fait religieux. En voulant homogénéiser le monde, on a fait apparaître de nouvelles différences. Celles-ci vont engendrer un réflexe de défense. Et de cette vision trop rétrécie va naître l’incapacité de penser que l’autre aussi peut avoir raison.

L’intolérance, qu’elle soit religieuse ou ethnique, connaîtra un avenir florissant et s’épanouira au XVIIIe siècle lorsque toutes les techniques de classement scientifique auront été développées. Après les minéraux, les végétaux, les animaux, l’homme aussi va entrer dans l’inventaire. L’expansion de la biologie contribuera au développement du racisme basé sur les différences physiques. Le fait de penser que les différences de l’autre sont congénitales les rend irrémédiables et l’empêche à tout jamais d’évoluer. C’est ainsi que l’Occident du XVIIIe siècle pense qu’il faut mettre les peuples « sauvages » dans des réserves ou bien les exterminer.

L’Encyclopédie dit à l’article « sauvage » : « Peuples barbares qui vivent sans lois, sans police, sans religion et qui n’ont point d’habitation fixe. » Elle explique par l’étymologie l’usage du mot, dérivé du latin silvaticus parce que les sauvages habitent ordinairement dans les forêts, et donne en exemple l’Amérique peuplée encore en grande partie de nations sauvages. Ni roi, ni foi, ni loi, et sans feu ni lieu : à première vue, une cascade de négations connote l’état sauvage, c’est-à-dire l’état naturel de la société.

En effet, l’anthropologie du siècle des Lumières est particulièrement significative car elle cherche à rendre compte de l’existence, récemment découverte, des nations sauvages, pour mieux l’opposer à celle du monde européen civilisé. Ce qui intéresse les philosophes, c’est de découvrir le sens de l’histoire humaine rapportée au devenir des nations européennes. Ce faisant, « ils confondent les apparences raciales et les productions sociologiques et psychologiques des cultures humaines » (C. Lévy-Strauss, « Race et histoire ») et cherchent à renvoyer les hommes sauvages parmi les ancêtres historiques de l’homme moderne. Cet ordre historique créait du même coup l’ordre des valeurs.

Dès 1739, Buffon, dans son « Histoire naturelle », marquait très nettement la séparation entre l’homme et l’animal. Cependant, il cherchait en même temps à expliquer les causes des variations dans l’espèce humaine. Les critères que reconnaissait Buffon sont la couleur de la peau, la forme et la taille, enfin ce qu’il nomme le naturel. Si les trois premiers critères sont d’emblée corporels et visibles, le naturel renvoie à l’interprétation des comportements culturels. Mais, pour expliquer les variations tout en posant l’unité du phénomène humain, il faut croire qu’à partir d’un modèle originel, les hommes se sont peu à peu distingués de lui pour dégénérer au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de la zone tempérée. Car, écrit Buffon, « c’est sous ce climat qu’on doit prendre le modèle ou l’unité à laquelle il faut rapporter toutes les autres nuances de couleur et de beauté. » Ce sont donc des causes accidentelles qui font varier les nations qui peuplent la Terre, creusant ainsi l’écart entre l’Europe civilisée et le monde sauvage. Celle-là, par le progrès qu’elle manifeste, se doit de convaincre les sauvages de réintégrer la nature de l’homme.

Ainsi, l’Europe se voit offrir, en raison de la dégénérescence des sauvages, la mission de les ramener sous la loi supérieure. Ce devait être l’alibi des conquêtes coloniales.

Si la démarche de Voltaire est autre, ses conclusions rejoignent celles de Buffon en ce qu’il place l’Europe au sommet de la civilisation. Il voit entre les peuples de la terre de telles différences qu’il croit les hommes sauvages d’une autre espèce. C’est en fonction de ces différents degrés de génie qu’on voit si rarement changer que Voltaire proclame la supériorité des nations policées et la logique de leur domination partout dans le monde. Et s’il proteste contre les atrocités des conquérants, c’est qu’il voudrait voir triompher la civilisation non par la violence, mais seulement par le droit et la raison. L’homme sauvage est toujours opposé à l’homme civilisé et le plus souvent, réduit à la qualité de primitif. L’histoire ainsi orientée renvoie les peuples sauvages dans l’enfance de l’humanité, et désigne l’Europe comme missionnaire de la civilisation après l’avoir été de la religion. C’est au nom de la supériorité du civilisé qu’il lui revient d’imposer le progrès et son ordre.

Apparences et réalités du racisme occidental au XXe siècle

Derrière des apparences de grande ouverture d’esprit, se cachent parfois des compromis ; la différence est apparemment reconnue et acceptée comme normale ; mais que surgisse un problème concret, un contact réel, et l’on se rend compte alors qu’il s’agissait en fait d’un sentiment assoupi, momentanément dompté : on tolérait, c’est-à-dire on supportait, mais on n’acceptait pas. Or, il s’agit avant tout d’assumer la différence et non pas seulement de la tolérer passagèrement.

Le racisme naît de la difficulté que chacun éprouve à accepter l’autre, refusant, volontairement ou involontairement, l’ouverture à l’autre. L’homme se heurte à ses propres habitudes : routine, facilité, paresse de remettre ses idées en question le limitent terriblement. Ce carcan de préjugés dont il n’est pas conscient la plupart du temps, est une entrave à l’ouverture à l’autre. Or les hommes respirent le même air, partagent la même planète, ont les mêmes origines, une même mère (la Nature). Leurs structures physiques, psychologiques et spirituelles sont communes. Ce sont nos expériences qui nous ont transformés, nos chemins qui nous ont changés. Il est vrai que chaque homme est différent par sa démarche extérieure et intime. Cela s’exprime aussi bien dans sa psychologie, sa sensibilité, ses goûts, ses buts. Il n’en reste pas moins vrai que le commun dénominateur est l’Humanité. Cette racine commune crée le lien mais le dynamisme même de la vie appelle à l’expression des différences. Attention au piège de l’homogénéisation car elle entraîne disparition, destruction. Claude Lévy-Strauss n’insiste-t-il pas sur le fait que toute tendance à l’homogénéisation entraîne inéluctablement l’anéantissement ?

La diversité des expériences permet de développer des qualités de survie inégalables. Tous les groupes humains ont apporté leur part à l’expérience humaine. Développer une culture unique menerait à une catastrophe planétaire. C’est pourquoi certains organismes internationaux essaient de promouvoir la différence et non la ségrégation.

Tous les systèmes qui tendent à homogénéiser une société lui font perdre son tonus. C’est le cas des sociétés collectivistes qui ne permettent pas l’épanouissement du potentiel humain ; elles privent des millions d’êtres de la possibilité de garder la mémoire vivante des multiples possibilités. Elles sont déracinantes et, par elles, la planète devient une table rase.

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