Nouvel esprit anthropologique


Fernand Schwarz

Coordinateur de Nouvelle Acropole pour l’Europe Occidentale

Directeur de Nouvelle Acropole France
site de présentation de Fernand Schwarz

et Fernand Figares

Directeur de Nouvelle Acropole Belgique

 

Article paru sous le titre « L’apport de la nouvelle anthropologie dans la lutte contre le racisme » dans la revue Nouvelle Acropole (Belgique), n° 51, juin 1990, pp.7-9.

Si l’Occident a engendré le dualisme manichéen, responsable de l’intolérance qui exclut et condamne ; s’il a consommé le divorce entre pensée et action qui fait que tant d’entre nous, intellectuellement ouverts, se révèlent incapables, à l’épreuve des faits, de supporter l’autre dans ses différences, c’est qu’il a privé l’homme de la dimension qui le relie au « cosmique ». Or, l’anthropologie a mis en évidence la permanence et le caractère constitutif de celle-ci chez l’être humain. Lui redonner droit de cité, c’est s’autoriser un fonctionnement global et harmonieux, et devenir capable de l’intégration qui accueille et concilie.

La redécouverte du sacré anéantit la conception mécaniciste de l’homme et de la science.

Vers le milieu du XIXe siècle, la science positiviste proclamait que la nature était dépourvue de finalité, que la vie était produite par génération spontanée et que l’âme et l’esprit étaient des fonctions organiques.

La théorie de l’évolution selon Darwin constituait la voie royale pour une conception mécaniciste de la nature et de l’homme. Elle faisait tomber en désuétude les explications théologiques, et permettait de comprendre aisément l’origine des organismes en ne se référant qu’à des causes naturelles. Au XIXe siècle, on en arriva à considérer toutes les religions connues, y compris le christianisme, non seulement comme dénuées de fondement, mais aussi comme dangereuses sur le plan culturel, parce qu’elles entravaient généralement le progrès de la science. L’opinion la plus répandue dans « l’intelligentsia » de l’époque était que les sciences prouvaient que l’homme n’était fait que de matière. Pour les savants de la seconde moitié du XIXème siècle, cela devait permettre non seulement de résoudre tous les problèmes mais aussi d’envisager l’avenir de l’humanité comme un progrès continu, sans histoire. Grâce à la science, l’homme ne cesserait d’améliorer sa connaissance et sa maîtrise de la matière. Il n’y aurait pas de fin à cette perfectibilité. Dans cette confiance enthousiaste en la science, en l’éducation scientifique et en l’industrie, on peut reconnaître une sorte d’optimisme religieux, messianique : l’homme, enfin, serait libre, heureux, riche et puissant.

La thèse rationaliste classique qui privilégie les causes économiques et techniques comme source du progrès est largement remise en cause. Il faut restituer le sacré à la base de l’évolution humaine.

Les recherches de René Guénon, Mircéa Eliade, Gilbert Durand, Jorge Livraga, etc., sont décisives pour comprendre le rôle de la fonction religieuse chez l’homme. Le préhistorien Jacques Cauvin considère l’homme du Paléolithique comme résultant de l’émergence du sentiment religieux de la mort. L’homme du Néolithique, lui, paraît être le résultat de la prise de conscience des dieux.

La stratigraphie de Mureybet (Asie Mineure, vers 8.000 av. J.-C.) prouve par exemple que les habitants du village (fondé avant l’apparition de l’agriculture) satisfaisaient à tous leurs besoins grâce à la chasse et à la cueillette, et que c’est en pleine période d’abondance et non pas de pénurie qu’ils se sont mis à se « préoccuper » de l’auroch (grand taureau sauvage) deux ou trois siècles avant de commencer à en faire une source de nourriture importante. Le culte aux cornes de l’auroch précéda l’exploitation matérielle de l’animal. Les mêmes recherches montrent qu’ensuite les hommes se sont mis à sculpter ou à modeler des statuettes féminines aux flancs généreux. Ils se sont donc préoccupés de l’idée de la fécondité, environ trois cents ans avant de se mettre à cultiver la terre ; alors que théoriquement ils n’auraient pas dû en ressentir le besoin, puisqu’ils étaient en pleine période d’abondance. Ce sont donc les communautés qui changent de façon interne, indépendamment parfois des réalités extérieures, pour ensuite se mettre à modifier leur action dans le monde.

La révolution néolithique n’a pas pour origine une réalité économique ou sociale, mais plutôt une mutation interne de la société humaine, davantage consciente de la fragilité de l’équilibre cosmique.

La redécouverte du sacré comme élément constitutif de la structure de la conscience, et non comme un stade dans l’histoire de cette conscience, condamne la vision mécaniste et linéaire de l’histoire. En effet, Auguste Comte et ses successeurs crurent voir dans les trois niveaux de connaissance de l’homme : mythologie / théologie, métaphysique / philosophie, rationalisme / positivisme, trois états successifs par lesquels l’humanité serait passée, en suivant un processus linéaire.

Dans la pensée traditionnelle, pré-grecque et archaïque, il y a trois directions de recherche du sens : Dieu, Homme, Nature. Chacune de ces directions a ses structures et méthodes propres. Vouloir prouver l’existence du divin par la raison est typique du dualisme réductionniste de la pensée occidentale. Il convient de rétablir la simultanéité des trois catégories : mythique, philosophique et scientifique mais de façon harmonieuse.

L’unité de l’espèce anéantit les préjugés racistes. Depuis les travaux de Wilhems Schmidt, de nombreux ethnologues ont authentifié l’existence d’une croyance en une divinité primordiale chez les peuples les plus archaïques. « L’unité de l’espèce humaine est certes acceptée de facto par d’autres disciplines comme, par exemple, la linguistique, l’anthropologie et la sociologie ; mais l’historien des religions a le privilège de saisir cette unité à des niveaux plus élevés – ou plus profonds – et une telle expérience est susceptible de l’enrichir et de le changer. Aujourd’hui, l’histoire devient pour la première fois véritablement universelle et la culture se planétarise. L’histoire de l’homme, du Paléolithique à nos jours, est appelée à se situer au centre de l’éducation humaniste, quelles qu’en soient les interprétations locales ou nationales. Dans cet effort vers une planétarisation de la culture, l’histoire des religions peut jouer un rôle essentiel ; elle peut contribuer à l’élaboration d’une culture de type universel. »

Passer de la théorie à l’action exige que l’on tienne compte du réel.

Le racisme est un problème d’incompétence dans l’approche de l’autre.

Or, la réalité est spirituelle, psychique et matérielle. Mépriser le réel, en appliquant froidement les théories, entraîne horreurs, échecs, goulags. Entre le cerveau et les mains se trouve le cœur. Il replace chaque acte dans une dimension qui englobe non seulement ce que l’on voit, mais également ce qui, bien qu’on ne le voie pas, existe. Car le réel contient une imprégnation spirituelle des choses. Le réel est vivant. Il ne peut être infléchi dans un sens ou dans un autre par des statistiques, des courbes, des plans, si ceux-ci l’ignorent totalement. C’est pourquoi les plans doivent venir de ceux qui sont concernés, car ils sont ceux qui vont les mettre en pratique.

Nous sommes malheureusement trop souvent victimes de notre mentalité linéaire très peu tolérante et de notre volonté d’aligner sur la nôtre la réalité des autres qui n’est pourtant pas de moindre valeur.

Comprendre l’autre, c’est développer une sensibilité plus réaliste. Le racisme est un problème d’incompétence dans l’approche de l’autre.

Lorsqu’il y a un échange affectif naturel et sain, la différence est intégrée comme normale. Pour s’en convaincre, observons simplement une cour de récréation : des enfants de toutes couleurs, confessions et origines sociales s’y retrouvent et les seuls heurts qui se produisent sont dus à des incompatibilités de caractères. L’enfant, dont le monde de rêves est illimité, peut assimiler un grand nombre de différences. A cet égard, la réaction des parents est fondamentale. S’ils refusent de répondre à la question de l’enfant sur ce qu’est une différence, ce dernier croira qu’il s’agit de quelque chose de grave dont on ne peut parler. En ce sens, les futurs racistes, c’est nous, adultes, qui les engendrons.

Le plus important est la coexistence. Les enfants la vivent naturellement avec leur sensibilité. L’adulte a plus de problèmes : il est surinformé quant aux origines communes des êtres humains, mais le résultat de ces connaissances est nul car elles ne sont pas vécues.

Actuellement, la plupart des messages sont transmis par l’audiovisuel : par des yeux et des oreilles anonymes. Les campagnes d’information sont faites par des robots. Aucune corde sensible n’est touchée. Tout reste à l’état de slogans : « Un blanc vaut un noir ». Intellectuellement, c’est facile. Mais ce qu’il faut vivre, c’est la réalité. Et lorsque, face à un noir, un homme se répète le slogan, si son cœur n’a jamais été touché, il sera lui-même victime de la force de ses préjugés et de ses habitudes, contre lesquels une information déshumanisée ne peut rien. Un véritable changement ne sera possible que lorsqu’il aura été effectué au niveau individuel, au niveau du cœur.

Depuis trente-deux ans et dans quarante-six pays au monde (au moment de la rédaction de l’article), Nouvelle Acropole essaie de créer une expérience de coexistence pacifique et de désarmement idéologique car celui-ci est le premier qu’il faille réaliser. Et il passe d’abord par une transformation individuelle réaliste et patiente, tant il est vrai que l’on ne peut exiger des autres ce que l’on n’est pas capable de vivre soi-même.

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Racisme: le refus de la différence par Jorge Livraga

Le Racisme à venir par Jorge Livraga

Le Racisme, produit de la modernité par Fernand Schwarz

 

Exposés donnés lors du colloque 2007 « La philo contre le racisme »:

Philosophie et la dignite humaine

Séminaire : « Le Cancer Racisme »

Bruxelles, 10 novembre 2007 

Exposé de F. Schwartz

Philosophie et dignité humaine

Bonjour, tout d’abord je voulais remercier l’invitation de Nouvelle Acropole Belgique qui me permet d’être parmi vous. J’en suis ravi. Et aussi, je voulais remercier tous les conférenciers qui m’ont précédés, qui ont fait des apports très positifs et qui me laissent sans parole puisque beaucoup de choses ont été évoquées et donc je pense que l’enchaînement pourra être probablement utile.

En fait, le sujet essentiel que je voulais aborder est la question de la dignité puisque je trouve que la pratique philosophique doit nous amener à nous interroger par rapport à ce concept de la dignité, de pouvoir la vivre en soi et pouvoir l’éveiller chez les autres pour aussi la partager.

Tout à l’heure, il était évoqué la question essentielle des identités et du décentrage et recentrage à propos de cela. Je voulais me servir de cela parce que, finalement, cela s’enchaîne. Une véritable identité doit pouvoir apporter la dignité et une fausse identité nous rend indignes. Je résume, bien entendu.

Donc, j’ai été touché par ce sujet. Ensuite, on parlera de la pratique philosophique au quotidien parce que, si on ne se pose pas la question de cette dignité, la question de la pratique philosophique sera tout simplement d’ordre intellectuel. A partir de là, nous ne pouvons plus parler de pratique philosophique. Mais j’y reviendrai tout à l’heure.

La dignité vient d’un vieux mot latin, « dignitas », qui parle de la notion de mérite et de mériter quelque chose. La valeur qui nous a peut être été octroyée par l’extérieur ou par l’intérieur de soi. Beaucoup de gens ont compris et beaucoup de systèmes sociaux ont utilisé l’idée du mérite – en France, on sait bien ce que veut dire « l’ordre du mérite » -, en apportant dignité par rapport à la valorisation des gens lorsque cela concerne leur action sociale ou leur activité vis-à-vis de l’extérieur. Mais la véritable dignité ne peut être qu’en nous et nous ne pouvons la construire que de l’intérieur vers l’extérieur. Et c’est là où l’apport de la philosophie est utile. D’abord, pour déjà comprendre cela, et ensuite, pour se déprogrammer de la nécessité de la valorisation sociale ou d’autrui pour se sentir digne. Aussi en même temps pour comprendre de quelle manière nous pouvons accéder à une dignité qui nous rende la tranquillité de conscience et, par conséquent, la confiance en nous-mêmes et dans ce que nous entreprenons pour nous-mêmes et pour les autres et avec les autres. Bon, voilà soulevée la question.

Kant – je suis quand même obligé de citer aussi des philosophes – avait énoncé, dans la deuxième formule des impératifs catégoriques et à propos de la dignité, quelque chose d’important. Car c’est lui qui, « en rentrant dans la modernité », va mettre en place le concept de dignité, bien que Pic de la Mirandole qui fut cité tout à l’heure par Monsieur Figares est l’homme qui va la rappeler à l’Occident, pour dire les choses comme elles sont.

Que va dire Kant ? Il va dire à chaque être humain « agis de la sorte de traiter l’humanité tantôt en ce qui concerne ta propre personne, la personne d’autrui, comme si chacun possédait ou était une finalité en soi et ne jamais la considérer ou les considérer comme des moyens ».

En clair, ceci veut dire tout simplement que chaque homme porte en lui-même une finalité intrinsèque à lui-même, qu’il peut ou pas développer en fonction de ce qu’il fera, de ce qu’il porte en lui-même. Ceci est très important parce que cela ne dépend pas des ethnies, des religions, des groupes sociaux, des nationalités, etc. C’est porté, je répète, intrinsèquement dans chaque être humain. Cet impératif établit donc que tout homme doit être considéré comme une fin en soi-même et, par conséquent, ne possède aucune valeur relative, c’est-à-dire aucun prix. Kant va insister sur le fait que chaque être humain n’a pas de valeur relative en soi. On ne peut pas la comparer. Aucun être humain n’a un prix. Il est, intrinsèquement, une qualité. Et cette qualité, qui le rend donc sans aucun prix, n’a pas de prix. Il n’y a pas de quantification possible pour le nommer, c’est sa dignité, parce que, justement, notre dignité n’a aucun prix possible. Du moment que nous monnayons notre dignité, nous quittons notre propre nature et par conséquent, nous perdons ce dont on a parlé tout à l’heure : notre identité.

Ce qui a un prix, dit Kant, peut être substitué par deux choses équivalentes et par conséquent, n’aurait aucune dignité puisqu’il y aurait des équivalences. Ceci ne nie pas l’égalité face à la loi, etc. – je vous le signale tout de suite – mais simplement permet de dire que chacun a sa nature personnelle. Et Kant va continuer en expliquant que la moralité – et cela, c’est un mot ancien, si j’ose dire, parce que sinon on va commencer à faire du moralisme -, disons, la vie morale, vivre par rapport à ses principes, vivre par rapport à ses idées, est la condition de la dignité de l’homme.

C’est-à-dire que la pratique philosophique, qu’en fait on appelle la vie morale – parce que quand on parle de pratique philosophique, il faut savoir de quoi on parle, et il ne s’agit pas de réciter Platon par cœur ou Kant ou je ne sais pas qui -, c’est tout simplement de pouvoir agir par rapport à ses convictions, de pouvoir lutter par rapport à ses convictions, peut-être de les remettre en question s’il faut en changer. Etre donc suffisamment ouvert, libre et volontaire pour pouvoir agir dignement.

Du moment que nous sommes hors de la pratique d’une vie morale. Je répète, la vie morale, ce n’est pas la moralisation, ni les coutumes, ni le fait de bien faire ceci ou mal cela, j’y reviendrai tout à l’heure, la morale, c’est simplement vivre selon ses convictions et mettre en pratique ce qu’on pense, ce qu’on ressent, quitte à ne pas être d’accord avec des pratiques sociales du moment. Voilà ! Ceci s’appelle une vie morale. Et la condition donc pour un être humain de pouvoir garder sa dignité, c’est de pouvoir pratiquer cette vie morale qui n’est pas édictée, je répète, par aucun dogme, aucun système de moralisation. Au contraire, comme on le verra tout à l’heure, elle doit naître de l’individu par une conscience des valeurs qui sont capables de lui apporter une hauteur, quelque chose qui le relie en profondeur à ce qui est le meilleur en lui-même et, à partir de là, qu’il puisse se dire « bon, c’est cela qui m’améliore, c’est cela qui me rend digne, donc c’est cela que je veux pratiquer au-delà des opinions des autres ».

C’est Schiller, plus tard, dans un très bel ouvrage sur la grâce et la dignité, en 1793, qui dira : la maîtrise des instants à travers la force morale de soi-même et la liberté de l’esprit et l’expression de la liberté de l’esprit dans le monde quotidien, dans le jour de tous les jours – il disait « dans le monde des phénomènes », mais disons, pour qu’on se comprenne, ici, maintenant -, s’appelle dignité.

Je répète : faire l’application de la force morale pour pouvoir se maîtriser et donner le meilleur de nous-mêmes permet de faire jaillir dans l’être humain sa liberté d’esprit et par conséquent, de libérer son identité. Et l’application de cela au jour le jour s’appelle « dignité ».

Donc, au contraire, si je ne pratique pas, si je ne développe pas en moi une force morale pour faire face aux difficultés et si je n’éveille donc pas en moi une certaine liberté intérieure qu’on va appeler la liberté de l’esprit, je ne pourrai donc pas me considérer digne ou capable de lutter et d’apporter de la dignité.

Il est vrai que l’incertitude des différentes valorisations morales du monde contemporain a été accélérée, amplifiée par les deux derniers conflits mondiaux, mais aussi par tous les micro-conflits fragmentaires que nous vivons depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

A partir de cela, on pourrait se poser la question : quelle idée, quelle idéologie, quelle pensée peut nous servir aujourd’hui pour construire l’avenir ?

Je vais vous donner ma petite réponse : toute idée, toute philosophie qui puisse être accompagnée de la notion de dignité ou de la capacité de rendre digne, individuellement et collectivement les hommes est digne de foi et toute idéologie, pensée, philosophie ou religion qui ne permet pas l’émergence de la dignité individuelle et collective est dangereuse pour nous.

A partir de là, le cadre philosophique est assez simple, si j’ose dire. Pas simplifié, mais simple. Parce que cela nous permet de discerner sans trop de complexité et de confusion ce qui peut nous servir pour demain et aujourd’hui et ce qui peut, de toute évidence, nous nuire. Parce qu’il faut qu’on tire la leçon de l’expérience de nos derniers siècles. Il est important de le faire. Et je suis d’accord qu’il ne faut pas voir que le négatif, au contraire. Et, comme je le dis souvent dans mes conférences, mes séminaires et mes cours, nous avons de la chance avec l’histoire du XXe siècle et du XIXe. On a fait, je pense, un très grand nombre de bêtises. Nous avons une biographie extraordinaire de ce qu’il ne faut pas faire. C’est exceptionnel. Jamais, en si peu de temps, on n’a détruit autant d’êtres humains. On a enlevé la dignité de tant de peuples. On a empêché les individus de se dresser debout. Au nom d’idéaux ou d’idées qui étaient parfois tout à fait contraires.

Donc, nous savons aujourd’hui que, s’il n’y a pas la promotion de la dignité des individus, s’il n’y a pas une éducation et un sens à la vie par rapport à cela, nous savons déjà que ceci va être dangereux pour l’avenir et rend dangereux le présent. Donc, grâce à la biographie que nous avons vécue, nous avons aujourd’hui des éléments importants à considérer. Pourquoi ? Parce que le problème qu’il faut comprendre, c’est qu’un programme éducatif ne peut pas être un placage de connaissances ou un formatage pour les gens. Je suis tout à fait d’accord que l’éducation est indispensable et qu’avec la justice, ce sont les deux piliers de base, mais, même avec la meilleure des éducations, si on ne fait pas sortir le meilleur de chacun, il n’y aura aucun résultat.

Il faut voir aussi ce qui peut être interprété par éducation.

Un programme éducatif, c’est une vaste opération. Je suis dans le non formel, et je suis pour, parce que je pense qu’une école de philosophie comme Nouvelle Acropole est dans ce créneau-là et fait son action quotidienne dans ce créneau-là, mais il faut des milliers et des milliers de groupes comme cela. Moi je pense que chacun peut comprendre qu’il faut apprendre à sélectionner, à trouver des valeurs qui nous élèvent et qui, par là, vont nous apporter des règles ou des principes qui pourront nous connecter à ce qui est universel ou plus simplement, à ce qui peut être d’intérêt général et pas simplement d’intérêt particulier.

Et c’est comme cela qu’est né un mot qui est galvaudé aujourd’hui, c’est le mot « autonomie ». Dans la philosophie de Kant apparaît « autonomos », nomos, nomie : loi, principe. Auto : ses propres principes. Car avoir l’autonomie veut dire : je me dirige moi-même avec mes propres principes.

Formidable ! Parce que c’est un beau programme. Mais attention : à quoi peut servir la philosophie ? Justement, à clarifier une chose : ces principes-là, comme le disait Kant déjà.

Si les principes qui sont les miens doivent écraser la dignité des autres, ces principes ne peuvent pas être valables pour que je puisse agir par et pour moi-même, parce que je les appliquerai contre les autres et pas avec les autres. Vous voyez ? C’est pour cela que je dis que le mot aujourd’hui « autonomie » est galvaudé. Parce qu’on ne peut pas prétendre à des autonomies contre ou au détriment des autres. L’ « autonomos », c’est la capacité de chaque individu de percevoir des principes d’intérêt général et d’ordre universel qui nous transcendent dans notre propre mission particulière.

Donc, celui qui obtient l’autonomie est celui qui est capable d’agir par rapport à des principes qui ne font pas simplement du bien à celui qui les exerce mais à tous les autres. Et c’est en cela que la philosophie peut aider par l’appareil qu’elle propose, par la sélection dans les idées qu’elle propose.

Et petit à petit, on peut se rendre compte qu’au départ, quand on est petit, on veut faire notre loi et de notre loi, faire la loi. C’est notre tendance, nous devons le reconnaître. Jusqu’à comprendre que nous pouvons partager des lois communes puisque nous sommes participants d’une seule humanité qui devrait avoir des intérêts convergents malgré les particularismes des uns et des autres. Alors là oui, négociations, médiations dans cette quête de ce qui nous relie et pas de ce qui nous sépare. Et voilà pour le mot « autonomie ».

Ainsi, d’une façon très sommaire, la philosophie propose une sorte de théorème. On peut commencer par le bas ou par le haut. Si on commence par le bas, je dirais que le résultat final, c’est de devenir tous des être autonomes, c’est-à-dire non dépendants, parce que nous ne pouvons pas interagir si nous sommes dépendants.

Ca, c’est particulier, mais c’est simplement entre hommes libres, femmes libres, que nous pouvons agir fraternellement et que nous pouvons nous apporter des choses, parce qu’on ne peut pas donner ce qu’on n’a pas. C’est dur à dire, mais c’est la réalité. Et ce que nous devons posséder, c’est d’abord nous-mêmes. Alors là, nous pouvons nous donner. Si moi, je ne me possède pas moi-même, qu’est-ce que vais donner de moi-même ? Ce que j’ignore, probablement et peut-être le moins bon, ce qui n’a pas pu être maîtrisé, ce qui n’a pas pu être poli, ce qui m’échappe.

Je te fais cadeau de mes colères, de mes énervements, de ma jalousie, de mon égoïsme. On va les mettre dans le pot commun. Mais si chacun met la même chose, cela devient infernal. Nous le savons, il n’y a qu’à regarder nos sociétés. Il ne faut pas aller très loin pour expérimenter de manière très pratique la situation. Vous sortez et vous demandez quelque chose qui sorte de l’ordinaire à quelqu’un. Et vous verrez… Oui, oui, je vous fais rire un petit peu parce que sinon on va penser que les philosophes doivent être tous sérieux et c’est très sérieux ce qu’on étudie et ce qu’on investigue mais nous ne devons pas prendre la vie aussi sérieusement qu’elle paraît. Sans un peu de rire, qui est le propre de l’homme, nous pouvons perdre notre propre humanité. Donc danger !

Donc, il faut des journées du rire, par exemple, une seconde pour rire. Vous savez, une fois qu’on a partagé le rire avec quelqu’un, c’est très difficile de s’engueuler durement. Vous comprenez ? Donc, mieux vaut d’abord faire rire les gens et ensuite on s’engueule. Vous voyez que vous avez compris ! Bon, voilà. Simplement pour vous expliquer. Donc, cela restera digne. On va s’engueuler dignement.

Donc, si nous voulons comprendre cette histoire d’autonomie, cela veut dire que nous devons déjà, dans la pratique au quotidien, analyser quelles sont nos dépendances. Je ne parle pas tant des dépendances matérielles, manger, boire. Evidemment, on est dépendant de l’environnement. Jusqu’à quel point je suis dépendant, jusqu’à quel point je peux me débrouiller sans cet environnement ou avec un environnement qui serait plus hostile ou plus difficile ? Jusqu’à quel point je suis dépendant ? Ce sont des choses qu’il faut se demander.

Et là effectivement, une pensée par rapport à l’environnement, par rapport à notre assujettissement, par rapport au confort est importante à faire. Je ne le ferai pas aujourd’hui. Ne vous inquiétez pas. Evidemment, c’est à partir de là, que l’on commence à penser que l’histoire de la force morale revient au goût du jour, parce qu’on commence à se dire « bon, s’il faut que je ne sois pas dépendant de untel, économiquement, affectivement, … ». La dépendance affective est terrible. Je ne dis pas que les gens ne doivent pas s’aimer, mais pas en dépendance, parce qu’alors là, ce n’est plus de l’amour, c’est de la possession. Et je suis gentil avec le mot que je viens d’utiliser. C’est une forme de violence et dans le mot « violence », il y a une racine : « viol »…

Donc, il va falloir développer une force morale à l’intérieur de soi et accepter que la vie va me demander des actions volontaires. Faire certains efforts mais dont je comprends le sens. Parce que faire un effort sans en comprendre le sens n’est pas moral.

Un philosophe va expliquer que ce n’est pas moral ce qui convient aux parties, vous comprenez ? Et ce n’est pas moral non plus ce qui est édicté par les consciences extérieures. La force morale, c’est une force intérieure que chacun doit développer pour faire face à l’adversité. Alors, on s’entraîne. D’ailleurs, le meilleur entraînement, c’est la maîtrise de soi, parce que déjà cela réclame un effort.

Parfois les gens disent « mais pourquoi les philosophes ont insisté tellement sur cette histoire de maîtrise de soi ? ». Parce que quand l’autre tapait sur l’autre, ce n’était pas si mal. Bon. C’est pour se faire les dents, parce que le meilleur client qu’on a, c’est nous. C’est un grand client. Et il trouve toujours des astuces pour nous détourner. Mais ce n’est pas de la répression dont je parle parce que la force morale à partir de la répression, c’est encore utiliser une force de l’extérieur, même si elle est à l’intérieur. Non, non, je pense simplement au détachement de certaines choses, à laisser passer des choses. Il était dit au début qu’on manquait d’amour. C’est vrai mais je pense qu’on manque parfois d’amour vis-à-vis de soi parce qu’on voudrait être si parfait et se montrer si bien que nous sommes en train de miser davantage sur l’efficacité et l’apparence que sur l’intention et la volonté de partage. A vous de méditer.

Mais en tous cas, la force morale est le moteur de la pratique philosophique. Et parmi tous les gens qui ont changé des choses par leur propre exemple individuel, nous en voyons un cas très connu, Gandhi, force morale impressionnante. Et les gens qui étaient dans les camps, que ce soient dans ceux de la 2ème guerre ou dans des camps plus proches, comme dans des goulags, ont démontré des forces morales exceptionnelles. Ces gens sont en train de nous donner un exemple, que l’être humain possède en lui une force que parfois il ignore. La philosophie invite à découvrir cette force qui est un pouvoir intérieur pour pouvoir faire face au harcèlement extérieur et aussi aux défis extérieurs. Evidemment, à partir de là, nous devons accepter une chose dans ce théorème : se sentir moins confortable.

Oui, qu’est-ce que cela veut dire « se sentir moins confortable » ? Mettre une punaise dans sa chaise ? Non. Mettre des cailloux dans ses chaussures ? Non, non, non. Le confort le plus important est le confort de conscience.

Le confort de conscience est beaucoup plus grave que le confort douillet d’une chaise.

Nous ne donnons pas beaucoup d’importance dans nos sociétés au confort de conscience. On veut vivre confortablement dans nos consciences. L’effort qui est à voir, c’est si véritablement, nous sommes en train de faire ce qu’il faut. Si nous pouvons dire que nous pouvons avoir un peu de paix de conscience par rapport aux actions que nous menons au quotidien.

En philosophie, on conseille toujours de faire tous les soirs une sorte de méditation de la journée pour voir ce qu’on a fait d’elle. Je conseille cette pratique qui est donnée depuis des millénaires et que je ne peux que vous redonner. C’est pour analyser le confort de conscience et jusqu’à quel moment, il nous a pris à part. « Oh, j’aurais du dire quelque chose de différent, j’aurais du faire ce geste et, bon, je le ferai demain ». Oui, mais le problème, c’est que si on le fait pas demain, on ne le fera jamais.

Confort de conscience… Inertie… Se laisser aller… La force morale nous permet de combattre nos inerties, nos laisser-aller.

Et enfin, la mécanicité, c’est-à-dire, agir sans conscience.

Ce n’est pas du confort de conscience, c’est carrément agir en pilote automatique.

Alors, à ce point, de la dignité, il n’y en a plus.

Donc, autonomie, vouloir cette autonomie, nous amènent à développer une force morale, un effort sur nous-mêmes pour nous mettre en marche, en mouvement et je peux vous assurer que c’est un peu comme quand on fait un peu de gymnastique. Si cela fait longtemps que vous n’en avez plus fait, les premiers mouvements vont être tout de travers. D’accord ? Et évidemment, cela nous rappelle le confort passé. Mais si on continue à pratiquer n’importe quelle discipline physique, je vous le dis tout de suite, ou mentale, nous verrons petit à petit qu’il s’installe dans cet effort qui n’en est pas un, un nouvel état, une nouvelle situation qui n’est pas le confort ou l’inertie mais une nouvelle situation d’être.

On est plus dynamique, on est plus actif, donc plus disponible.

A partir de là, ce que nous appelons la liberté de l’esprit commence à apparaître. Parce que pour libérer l’esprit, pour sortir du confort, il faut sortir de la mécanicité, il faut sortir de l’inertie sinon on ne peut pas dire que notre esprit est libre. Parce que comment voulez-vous que l’esprit soit libre si au premier petit effort qu’il faut faire, au premier choix qu’il faut déterminer, qui ne nous convient pas trop ou qui nous gêne un peu, on recule parce qu’on cherche immédiatement l’inertie, le confort ou la mécanicité. C’est fini…

Non, la liberté d’esprit ne se décrète pas. Bien sûr, des lois doivent en prévoir la possibilité, le cadre juridique est là. Mais l’émergence de la liberté d’esprit implique une force intérieure, une force morale et une capacité d’autonomie importante.

Une fois ces trois conditions réunies – vous voyez qu’on vient de monter quand même -, nous pouvons parler de dignité. Oui, parce qu’en général les gens, quand on leur dit ceci ou cela, ils disent « il a touché ma dignité ! ». « Laquelle ? Et où est-elle ? Comment tu te l’es construite ? » « Eh, tu ne te rends pas compte ! » « De quoi ? » Voyez, nous sommes extraordinairement formalistes. On est touché par les apparences. Alors qu’en fait, notre dignité n’est pas dans nos apparences, mais dans nos essences.

Mais bien sûr, pour pouvoir dialoguer avec notre être intérieur, nous devons faire un effort également. Bien sûr qu’il faut dialoguer avec les autres, mais si moi, je veux me mettre à la place de l’autre, c’est l’empathie dont on a parlé tout à l’heure, deuxième partie, la méthodologie. Donc, je suis pour. Mais il faut que je puisse être objectif et neutre. Et pas totalement centré sur moi. Donc, il faut que mon esprit soit libéré pour pouvoir toucher, me mettre à la place, réellement me mettre à la place. Ne plus penser avec mes goûts, avec mes choix, avec ce qui m’a déterminé toute ma vie, mais essayer de voir comment ses goûts, ses choix peuvent le déterminer ou pas. Qu’est-ce qu’il peut ressentir ? C’est un effort considérable, vous savez.

Chez les enfants, c’est plus facile, j’en conviens. J’en conviens et c’est pour cela qu’il faut commencer avec les enfants. Mais qu’est-ce qu’on fait avec les adultes qui nous regardent ?

On ne va pas quand même les parquer !

Le XXe siècle nous a déjà expliqué que c’était inutile, ils se parquent tous seuls, parce qu’ils restent dans leur quartier, dans leurs préoccupations, dans leurs formalismes. Nous ne pouvons pas faire cela, donc nous devons penser que la philosophie et surtout une démarche intérieure peuvent donc les aider pour atteindre la dignité, c’est-à-dire pratiquer la véritable condition humaine, parce qu’il s’agit tout simplement d’amener pédagogiquement, individuellement et collectivement les êtres humains à pratiquer la condition humaine et la partager.

Il y a du chemin à faire, certainement, mais la véritable humanité et le véritable humanisme ont ce prix-là. Et nous devons consentir cet effort et ne jamais en être découragé.

Donc, voilà ce que je veux dire par rapport à la dignité et ce rapport à la philosophie. Supposons qu’à un moment donné, vous avez trouvé votre dignité en vous, dedans – on ne va pas trouver dedans les diplômes, etc., dedans -, supposons qu’à un moment donné, vous avez, je ne sais pas, saisi cette source de l’identité, de cette dignité, dont on a parlé. Pour l’entretenir, on cultive sa liberté spirituelle et sa force morale. Par conséquent, cela vous rendra des citoyens autonomes, capables d’exercer vos devoirs et droits de citoyens. Sinon, ce n’est pas possible. Parce que quelqu’un ne peut pas se déclarer simplement citoyen parce qu’il a tel âge ou tel droit, mais parce que lui, lui est d’accord qu’il existe un intérêt général, pas simplement des intérêts particuliers. Sinon, il n’y a pas de citoyenneté possible.

Sinon, il n’y a pas d’état digne de ce nom ou de société digne de ce nom pour pouvoir partager. En clair, la philosophie pratique consiste à faire émerger ces valeurs intérieures, ces qualités intérieures que nous possédons déjà mais que nous devons redécouvrir à chaque instant. C’est donc une manière de vivre que propose la philosophie à la manière classique, basée sur ce principe que je viens d’énoncer. Si la philosophie réussit à nous rapprocher de la racine des choses et de leur raison d’être profonde, alors, toutes les actions prennent sens à nouveau. Sinon la vie est un non-sens et nos vies deviennent un non-sens. Et nous allons donc tergiverser en nous inventant des vies que nous n’avons pas. Alors, nous allons toujours rêver d’une vie que nous n’aurons jamais eue et c’est dommage de penser à une vie qu’on a ratée quand on peut réussir sa vie. Oui, c’est bête, mais c’est important. Plutôt que jalouser autrui, rendons-nous compte que nous avons en nous-mêmes des valeurs, un potentiel de qualités qui nous sont intrinsèques et que notre propre réussite de vie est tout simplement de les découvrir et de les exercer en acceptant des imperfections que nous possédons.

Un gros problème de nos sociétés occidentales, c’est le syndrome de l’efficacité. Je voudrais m’arrêter là deux secondes. Nous aimerions que tout soit comme chez les machines. On appuie le bouton : cela marche. Vous avez mis deux heures pour avoir le micro. Pourquoi on a eu deux heures pour avoir le micro ? Je n’en veux à personne, je vous le dis tout de suite, parce que je peux quand même au moins, moi, avoir le privilège du micro. Est-ce que c’est parce que la machine a fait faillite ? Non, pas du tout, la machine, elle est bien. C’est qu’il y a eu une défaillance humaine. Le fil était ailleurs et il a fallu aller le chercher. Et cela, on ne pourra pas faire autrement. Aujourd’hui, c’est le fil qui manque, demain, il manquera autre chose, parce que la société humaine et l’homme sont perfectibles mais pas parfaits et nous ne devons pas confondre ces machines répétitives et mécaniques qui n’ont pas conscience de soi avec ces êtres qui sont ici présents, qui ne sont pas parfaits et qui ne seront pas parfaits, je vous l’annonce tout de suite. Désolé, je sais que vous vouliez autre chose mais je vous dis la vérité. Le devoir d’un philosophe, c’est l’amour de la vérité, et bon, il faut le dire quand même. Mais nous pouvons nous perfectionner.

Et on apprend. Et on apprend. Moins d’obsession pour l’efficacité, plus d’obsession pour le perfectionnement, pour l’amélioration de soi et des autres. Cela, c’est le côté très pratique.

C’est pour cela que la philosophie est pour moi comme un gouvernail dans la vie. Vous savez, on navigue dans la vie et il faut un gouvernail, quelque chose qui tient le bon sens et surtout la bonne direction. Il nous aide à découvrir vers où il faut aller. Après il faut qu’on ait le cran d’y aller et aussi de manœuvrer suffisamment bien pour ne pas échouer mal.

Donc en clair, pour finir, nous nous confrontons toujours, d’une façon schématique, à deux manières de vivre possibles. On peut vivre avec philosophie ou on peut vivre sans philosophie. Pour un philosophe, c’est un peu cela.

Qu’est-ce que ceci veut dire ? Bon d’abord, il y a beaucoup de gens qui vivent avec philosophie sans avoir lu ni étudié de la philosophie. Je tiens à vous rassurer. Oui, parce que la philosophie n’est pas née à l’université. Vous ne le savez pas mais c’est comme cela. La philosophie est née de la préoccupation d’un certain nombre de personnes, d’individus qui voulaient voir de quelle manière on pouvait mieux vivre ensemble et mieux se connaître. Voilà, c’était la préoccupation de Socrate et de beaucoup d’autres. Ils ont eu toujours la même question : « comment je peux faire pour mieux vivre avec les autres et mieux me connaître ? ». C’est-à-dire comment le fait de mieux me connaître me permet de mieux vivre avec les autres. Et vice-versa. C’est comme cela qu’ils ont commencé les choses. Et cette philosophie n’était pas donc dans le cadre de l’éducation formelle, si on revient à votre exposé. Petit à petit, elle est devenue formelle et formaliste et il y a eu même des querelles de philosophes, etc.

Ce n’est pas notre choix. Nous pensons que chaque individu qui pense, qui se pose la question « quel sens donner à ma vie, qui suis-je, où vais-je, qu’est-ce que je vais faire » – ce sont des questions simples – est déjà en potentiel un philosophe. Après, chaque être humain possède en lui-même le philosophe, c’est-à-dire tout simplement que si vous voulez exercer votre conscience, vous êtes dans un cheminement philosophique. Si vous avez choisi de vivre sans exercer votre conscience et en vous laissant dicter la conscience des choses par d’autres sans les avoir choisies ou, pire encore, de ne même pas vous poser la question, vous avez choisi de vivre sans philosophie. C’est cela la vérité au niveau pratique. Et nous nous rendons compte aujourd’hui qu’il y a beaucoup plus de gens qui essaient de vivre avec philosophie qu’on ne le pense. Oui, pour être optimiste. Oui, effectivement, la philosophie revient à la mode, parce qu’il y a un effet de mode aussi de la philosophie, mais on ne pourra pas dire que c’est nous, parce que cela fait 50 ans qu’on a commencé – ce n’était pas à la mode à l’époque -. Tout ce qui est à la mode canalise un besoin collectif. Après, il y a le marketing. Bon, et on connaît le système de consommation. C’est un bon signe. C’est un bon signe, au-delà de la mode et de la manipulation des modes d’insinuer que les gens veulent se poser la question du sens et du pourquoi. Et peut-être accepteront-ils de vivre moins confortablement dans leur conscience et plus en paix avec elle. Alors, nous pourrons dire que nous avons récupéré nos dignités à titre collectif. Cela, c’est un vaste projet, un rêve indispensable pour que les êtres humains puissent être appelés justement humains.

La lutte contre le racisme dans l’éducation à l’interculturalité

[quote]Le cancer ‘Racisme’, causes et remèdes[/quote]

10 novembre 2007

 

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

Bonjour ! Je souhaiterais débuter cette intervention en remerciant la Nouvelle Acropole pour cette initiative, ainsi que Monsieur Guévorts, plus particulièrement, qui me semble avoir été une des chevilles ouvrières de cette relance et qui, en tous cas, n’a pas ménagé ses efforts pour me convaincre de partager quelques heures avec vous ce samedi après-midi.

A vrai dire, l’idée d’un ensemble de débats visant à explorer l’engagement de la philosophie dans la lutte contre le racisme n’a pas été sans nous séduire, passionnés que nous sommes par tout débat intellectuel sur ce sujet. Une denrée qui se fait rare dans le paysage francophone, en dépit des ressources nombreuses dont nous disposons pourtant – mais ceci relève d’un autre débat.

Il m’a semblé comprendre que la thématique de notre rencontre d’aujourd’hui est plutôt à portée propédeutique et vise à circonscrire un ensemble de problématiques ou de champs dans lesquels la philosophie pourrait avoir un rôle à jouer dans la lutte contre le racisme. Ce qui, je l’imagine, sera abordé plus en détails dans les interventions ultérieures de ce cycle de réflexion – je pense notamment à l’intervention de M. Schwarz que je me réjouis d’entendre sur ce sujet.

Ma présentation se déclinera en 5 temps au cours desquels nous aborderons succinctement les points suivants :

  1. une présentation d’ENAR
  2. une clarification des concepts
  3. quelques réflexions sur l’état de l’éducation à l’interculturalité en Belgique francophone
  4. quelques pistes méthodologiques visant à montrer la possibilité du changement
  5. un cas pratique si nous en avons le temps.

1. Présentation d’ENAR

ENAR, le Réseau européen contre le racisme, est un des résultats les plus tangibles de l’Année européenne 1997 contre le racisme, dont l’actuelle Année Européenne de l’Egalité des Chances pour tous est le prolongement 10 ans après. ENAR fut en effet créé en 1998 à l’issue d’un congrès réunissant plus de 200 ONG en provenance de l’ensemble de l’Union des 15 de l’époque.

Aujourd’hui, ENAR rassemble plus de 600 ONG au travers des 27 pays de l’Union et projette de s’étendre dès 2008 aux pays en voie d’accession ou dans l’orbite directe de l’Union Européenne. Le spectre couvert par les organisations membres d’ENAR est particulièrement large : organisations locales, régionales, nationales voire internationales ; organisations de lutte contre le racisme, organisations de migrants, syndicats, think-tanks, organisations confessionnelles, organisations représentant des minorités, organisations féminines, organisations de jeunesse ou d’étudiants,… toutes ayant cependant pour point commun de lutter principalement ou à titre subsidiaire contre le racisme et les discriminations connexes à savoir sur base de l’origine ethnique, des convictions philosophiques ou religieuses, de la langue, de la nationalité ou encore de la culture.

ENAR a été créé, par des ONG luttant contre le racisme en Europe, avec la mission de servir de porte-parole de leurs préoccupations et de leurs intérêts auprès des institutions européennes – en particulier la Commission Européenne, le Parlement Européen et le Conseil, et plus largement d’autres organisations internationales telles que le Conseil de l’Europe, l’OSCE et l’UNESCO. ENAR sert aussi d’interface visant à faciliter le dialogue et la diffusion de l’information entre nos ONG membres et ces mêmes institutions. Parallèlement à cela, ENAR produit un travail extrêmement important d’information et de conscientisation tant de ses membres, que des décideurs politiques ou institutionnels ainsi que du grand public sur l’évolution des problématiques liées au racisme en Europe et les éventuels remèdes qu’il conviendrait de leur apporter. Il développe dès lors corollairement un ensemble de prise de positions politiques qui servent d’axes programmatiques au développement de ses activités de lobby et de plaidoyer.

A ce titre, la question de l’éducation et de son rôle fondamental tant en ce qui concerne la diffusion de stéréotypes et de préjugés racistes qu’à propos de la lutte contre ces derniers, occupe une place centrale au sein des réflexions du Réseau.

2. Clarification des concepts

Dès lors, il me paraît important de préciser la compréhension que nous avons de quelques termes clés du débat. En effet, on parle souvent de racisme sans trop savoir ce que ce terme recouvre véritablement. Et la confusion que cela entraîne nécessairement dans l’élaboration des discours et la transmission des idées, ne profite qu’à ceux qui ont tout intérêt à obscurcir les termes du débat en vue de nier la portée heuristique du terme « racisme » en lui-même [cf. on en vient à parler de racisme anti-blanc par exemple].

Je ne résiste donc pas au plaisir de vous proposer l’excellente définition de M. Altay Manço[1], de l’IRFAM, une association belge membre d’ENAR travaillant beaucoup sur les questions liées à la diversité. Il définit le racisme comme suit : « Compris dans son sens classique, le racisme est un ensemble de pseudo théories et de croyances qui établissent l’existence de races dans l’espèce humaine et les hiérarchisent entre ethnies ; c’est plus particulièrement une doctrine préconisant la domination d’une « race » (dite pure et supérieure) sur les autres, et la soumission des intérêts des individus à ceux de leur prétendue origine. Cependant, continue-t-il, depuis deux décennies au moins, il faut tenir compte de la dérive de cette notion en lien avec l’évolution du monde qui connaît un brassage sans précédent de populations diverses. Le racisme vire peu à peu à un ensemble d’attitudes et de comportements, individuels ou collectifs, consistant à réduire autrui à un caractère identitaire considéré comme spécifique, et du même coup comme « inférieur » ou nuisible et à légitimer, à partir de ce soi-disant constat, une entreprise de marginalisation, d’exclusion, voire de destruction de la personne d’autrui et de sa communauté d’appartenance. Le racisme, c’est ainsi réduire un individu à l’une ou l’autre de ses (prétendues) caractéristiques, mais c’est aussi généraliser à toute une population l’un ou l’autre stéréotype. C’est donc nier à l’individu le droit d’être un humain au caractère complexe, plein et entier ».

Monsieur Manço s’empresse d’ajouter que « L’acte raciste se déploie donc au quotidien et au pluriel dans le champ de l’emploi, des loisirs, du logement et de l’éducation, ainsi que dans d’autres domaines sociaux comme le religieux ou le spirituel. Les personnes sont discriminées à cause de leur origine ou de leur couleur de peau, mais aussi à cause de ce qui est perçu comme étant leurs « culture », convictions ou identités quelle que soit leur nationalité. Si le discours « directement » raciste semble pourtant se tarir peu à peu sous l’effet des législations et de l’évolution des mentalités, si ce discours se limite à la phraséologie des groupes extrémistes, des formes diffuses, nouvelles, subtiles et sournoises de discriminations sont par contre légion dans l’ensemble de la société. Il semble ainsi utile de lier le racisme ethnoculturel aux autres ostracismes (stigmatisations des religions, aspects physiques, allures, orientations sexuelles, sexisme, etc.) et d’en traiter les effets en termes de discriminations et violences ».

Il conclut en soulignant que « l’important est tant de lutter contre les effets de ce racisme « post-moderne », éclaté en 1000 visages, que de tenter de le prévenir à travers une « éducation à la diversité » et l’instauration d’un dialogue « interculturel » au sein de la société. Or, les sources psychologiques du phénomène restent invariables et concernent grandement la peur de l’Autre, la xénophobie. Cette dimension, subjective et par définition irrationnelle doit être envisagée au même titre que les aspects politiques et sociologiques de la question, au risque de diminuer l’efficacité des méthodes de lutte ». Ce qui constitue l’essentiel de nos préoccupations d’aujourd’hui.

Quant à la discrimination raciale, celle-ci se traduit par des agissements, des actes ou des paroles qui, au premier abord, ne sont pas nécessairement illégaux, car il peut s’agir simplement de préférer une personne à une autre. L’illégalité survient quand cette préférence s’appuie sur des critères subjectifs, tels que l’apparence physique, la religion, la couleur de peau, la consonance du nom de famille, et non sur des qualifications ou des performances.

Venons-en à l’interculturel, à l’interculturalité. Il me faut rappeler tout d’abord qu’une approche du concept de l’interculturel doit pouvoir se référer aux savoirs théoriques qui existent sur cette question. En effet, de quel cadre de référence et de quelles pratiques interculturelles parlons-nous ?

L’interculturel caractérise le monde moderne. Les échanges, les déplacements et les communications à l’échelle planétaire élargissent l’horizon culturel de chacun d’entre nous. Paradoxalement, si nous sommes aussi des parties prenantes de la mondialisation, nous sommes surtout les membres de différentes cultures et groupes nationaux, ethniques et religieux vivant sur un même territoire ou continent et entretenant des relations ouvertes d’interaction avec d’autres groupes ou cultures.

La gestion positive de cette interaction n’est pas innée, elle nécessite un processus, un produit au service d’une finalité. Cela signifie que nous envisageons que des personnes de cultures différentes entrent en interactionpositive pour construire une réalité commune ou chacun trouve place, reconnaissance et dignité. Il nous faut en d’autres termes, parler de la nécessité d’une communication interculturelle qui permette de construire l’identité de chaque individu dans l’acceptation et la reconnaissance de l’altérité – la sienne propre ainsi que celle de l’Autre.

Pour ce qui est de l’éducation, on admet 3 grandes catégories d’éducation, que je résumerai de la façon suivante :

– l’éducation formelle comprend les curricula développés par les autorités en charge de l’éducation et leur mise en œuvre dans les réseaux officiels de scolarisation ;

– l’éducation non formelle recouvre les compétences spécifiques à l’individu qu’il ne peut acquérir (Tiehi, 1995) dans le cadre de l’éducation formelle. Celle-ci est notamment délivrée au sein des organisations de jeunesse par exemple. Le développement des compétences interculturelles ou liées au respect et à la gestion de la diversité constitue, en vérité, un élément clé de l’éducation non formelle.

– Quant à l’éducation informelle, elle recouvre les compétences et aptitudes spécifiques que l’individu peut acquérir, souvent de façon non structurée, au cours de son existence (e.g. au sein de sa famille, avec ses amis,…).

La suite de mon exposé visera à montrer la pertinence et l’intérêt de certaines méthodes ou pratiques développées et mises en œuvre dans le cadre d’activité d’éducation non formelle et qu’il conviendrait de généraliser au sein de l’éducation formelle, celle-ci touchant, par définition, presque la totalité de la population, au contraire de l’éducation non formelle.

3. Réflexions sur l’état de l’éducation à l’interculturalité en Belgique francophone

Ayant clarifié quelque peu les concepts que nous utilisons, venons-en donc à quelques réflexions sur l’état de l’éducation à l’interculturalité en Belgique francophone.

Au sein du Secrétariat d’ENAR, nous partons du principe qu’il est impératif d’éduquer les enfants à la diversité ethnique, culturelle et convictionnelle dès les premières années de la scolarisation. En effet, ce n’est un secret pour personne, l’école joue un rôle essentiel dans le formatage de l’identité des enfants. C’est à l’école, quand ils sortent du milieu familial, qu’ils sont confrontés à d’autres cultures, mais aussi à la culture dominante qui trouve en l’école un des moyens privilégiés de reproduction de ses catégories. C’est là que l’identité des enfants va prendre forme au cours d’un processus dialectique d’échange et de confrontation entre la culture du groupe d’origine et la culture dominante. L’école est dès lors l’espace-temps principal de construction de l’image de soi, mais aussi de l’image de l’Autre et, donc, conséquemment de construction ou de déconstruction des stéréotypes et des préjugés. Ce sont ces derniers, et principalement ceux évoquant une image négative et/ou inférieure, de l’Autre qui alimenteront les attitudes, les comportements, les actes et les propos racistes et discriminatoires.

Mais qu’en est-il en Belgique francophone, un cas que je connais un peu mieux ?

Généralement, les enfants peuvent être inscrits en classes maternelles à partir de 2 ans et demi. Pourtant, on remarque que plus de 40 ans après l’arrivée massive en Belgique de populations d’autres horizons culturels et religieux, leur présence et ses conséquences n’ont toujours pas été prises en compte dans les programmes scolaires pour les tous petits.

Ainsi, sauf peut-être dans le cas d’écoles à majorité d’élèves issus de milieux culturels autres que « belge traditionnel », au sein même des écoles publiques pourtant prétendument neutres, les enfants sont littéralement formatés en fonction des fêtes chrétiennes catholiques romaines (St Nicolas, Noël, Pâques), voire maintenant néo-celtiques, alors qu’ils ne reçoivent pas la moindre information sur les fêtes d’autres communautés (Yom Kippour, Soukkot, grande et petite fêtes musulmanes, bouddhistes, mais aussi des chrétiens d’Orient, du nouvel an chinois ou d’autres encore…).

Entendons-nous bien, dans le contexte belge où l’Etat revendique une neutralité des institutions face aux convictions, c’est-à-dire qu’il a pour mission de les traiter de façon égale, il ne s’agit donc pas, dans mon chef, de revendiquer un effacement des fêtes traditionnelles qui constituent l’ancrage culturel et spirituel de la Belgique au profit d’autres moments liturgiques ou festifs. Bien plutôt, il s’agit de faire coexister l’ensemble de ces moments, de donner à chacun sa place dans le panorama des informations dispensées à nos tous petits. Car cette absence de mention, de rappel, marque évidemment un manque de respect des autres communautés quand celles-ci constituent souvent 30% et plus des populations scolaires dans les zones urbaines. Et, malheureusement, on constate que ce manque d’inclusion se renforce au cours du cursus des enfants, ce qui ne manque pas de générer des tensions multiples au fur et à mesure que la conscience de leur identité propre se raffermit en eux.

Je ne pourrai jamais insister assez sur le fait qu’il me paraît absolument indispensable aujourd’hui de travailler avec les enfants dès le plus jeune âge. Ceux-ci en effet, n’ont pas encore eu le temps d’intérioriser profondément les préjugés raciaux ou culturels de leurs milieux respectifs. La diversité ethnique, culturelle et religieuse est pour eux une simple donnée de l’existence et il faudrait que cela demeure ainsi, comme quelque chose allant de soi, aussi naturel que la couleur du ciel. L’environnement pré-scolaire constitue en vérité le moment idéal pour aborder la diversité et l’interculturalité de façon ludique (au travers des fêtes, des différentes traditions culturelles et culinaires, des différentes langues parlées par les enfants,…) et en montrer la valeur positive pour l’ensemble de la société (ou tout simplement de la classe) en termes de ressources et de créativité.

Mais cela implique, en amont, une formation adéquate pour les maîtres et l’on peut constater que cela manque encore cruellement. On assiste seulement, à l’heure actuelle, aux premiers balbutiements de la formation à la diversité au sein des écoles de maîtres. Ce qui me fait dire, sans vouloir être outrancièrement pessimiste, que nous allons encore parler longtemps de la prise en compte de la diversité avant que des politiques volontaristes se traduisant sur le terrain par des programmes et des actions efficaces ne soient mises en place et en pratique au niveau de l’enseignement maternel et primaire.

De fait, il est illusoire de croire qu’une éducation à la diversité et à l’interculturalité sera vraiment utile à l’adolescence, quand les jeunes ont déjà profondément intégré la vision du monde propre à leur milieu familial ou social ou tout simplement les modèles imposés par la culture dominante. Certes, on pourra toujours objecter qu’il vaut mieux tard que jamais, mais attendre ce moment du cursus scolaire pour tenter d’aborder, souvent très maladroitement, cette diversité, c’est déjà vouer l’essentiel de ses efforts à l’échec.

Et cette absence de prise en compte de la diversité, notamment dans les programmes scolaires, est aussi le résultat de l’évolution de nos sociétés au cours de ces 50 dernières années. En essayant de ne pas caricaturer à l’extrême, on peut estimer, grosso modo, que la majorité des personnes ayant la charge politique, administrative ou organisationnelle de développer les curricula, du maternel au secondaire, de les penser et de les mettre en place sont généralement des individus ayant passé au minimum la trentaine et qui donc, pour un grand nombre d’entre eux, n’ont pas véritablement vécu la diversité culturelle et spirituelle dès leur plus jeune âge. Ils sont en plus, de façon ultra-majoritaire, blancs, issus des classes moyennes ou aisées, chrétiens ou agnostiques, ayant peu de contacts avec des personnes issues d’autres communautés ethniques, culturelles ou convictionnelles. Nier le fait que cette donnée a un impact profond sur la façon dont la diversité est prise en compte aujourd’hui serait vain. En quelque sorte, le débat et les réflexions sur la diversité et la lutte contre le racisme et les discriminations à l’école sont une génération en retard par rapport au terrain réel : ceux qui prennent aujourd’hui les décisions le font en fonction d’un monde et de débats désormais révolus et imposent leur vision peinant à intégrer la diversité à une jeunesse qui a déjà profondément assimilé cette dimension.

4. Quelques pistes méthodologiques visant à montrer la possibilité du changement

La situation est-elle pour autant désespérée ? Quelles pistes et solutions pourrions-nous proposer pour ne pas nous contenter d’une dénonciation tous azimuts ?

A) Commençons par une bonne pratique assez basique qu’il conviendrait pourtant de mettre en place absolument : revoir les récits fondateurs de l’Europe en général et de la Belgique en particulier en incluant les histoires des différentes communautés présentes. Tous les récits historiques nationaux et européens sont encore aujourd’hui extrêmement ethno-centrés et ne prennent pas en compte les récits, les histoires voire les mémoires des autres communautés ou minorités désormais nationales (qu’elles soient établies depuis longtemps ou non sur les territoires nationaux). Il faut véritablement travailler pour que ces histoires fassent partie intégrante de notre histoire nationale, que ces mémoires fassent partie de notre mémoire, de notre patrimoine commun à tous et que les apports de chacun à ces récits collectifs soient mentionnés et reconnus à leur juste valeur de telle sorte que chacun puisse s’approprier cette histoire, et par extension cette mémoire collective, comme étant la sienne propre et en intégrer les différentes dimensions, y compris celles qui lui sont le moins personnelles.

En effet, comment pouvoir développer l’ouverture, la volonté de partage, voire un sentiment de profonde égalité et d’appartenance à une communauté nationale ou continentale, quand tout ce que sa propre communauté a pu apporter à l’histoire collective est nié, rejeté, ou tout simplement ignoré ou encore savamment « amnésié » ? [les tirailleurs marocains de la 2ème guerre mondiale]. Cette réécriture inclusive des récits nationaux ou européens devra bien évidemment trouver un relais efficace dans les livres d’histoire à destination des enfants et des étudiants. Et quelle justification trouver aujourd’hui pour ne pas le faire, quand, à la suite du 11 septembre, les USA et l’UE ont exigé de nombreux états arabes qu’ils revoient complètement leurs livres et leurs curricula pour en retirer tout élément susceptible de générer une quelconque violence ? La morale et la justice n’impliqueraient-elles pas qu’on en fasse de même sur cette rive de la Méditerranée et que l’on tente par tous les moyens de réduire cette violence symbolique continue infligée aux enfants issus de communautés non majoritaires ?

B) Au-delà de cet exemple fondé sur le bon sens, il me paraît important d’au moins questionner le rôle de la philosophie dans le cadre de l’éducation à l’interculturalité. Et dans ce contexte, je me contenterai d’utiliser le termephilosophie dans son sens commun.

La philosophie est donc, a priori, un outil, ou plutôt une boîte à outil, permettant, au minimum, à l’homme de rationaliser son expérience de, et sa relation à, son environnement. Elle peut aussi être une méthode de libération spirituelle de l’homme, mais ce n’est pas cette acceptation particulière que je vais aborder ici. Quoiqu’il en soit, ce n’est une surprise pour personne, la philosophie, tout comme la théologie ou la métaphysique, est fille de son temps. Et elle n’est pas, intrinsèquement, un instrument d’émancipation de l’homme ou tout au moins de son intelligence. On se rappellera à juste titre que la condition des métèques et des esclaves n’empêcha pas, in illo tempore, les plus illustres philosophes de dormir. Platon serait parmi nous aujourd’hui, soyons sûrs qu’il aborderait les choses certainement de façon très différente. L’histoire nous a appris que la philosophie pouvait être utilisée pour le meilleur et pour le pire, pour ne pas mentionner, aujourd’hui, les dérives d’une certaine classe médiatique pseudo-philisophante, mais omniprésente dans les média français surtout, qui manipule l’apparence de la pratique philosophique pour écraser dans l’œuf toute velléité de débat contradictoire ou, voire même, pour ouvertement promouvoir des idées ou des idéologies racistes – l’affaire Redecker n’est en cela qu’un triste exemple de plus parmi beaucoup d’autres. Nous nous contenterons donc du meilleur.

En ce sens, il y a un besoin urgent de véritables démarches philosophiques à au moins deux niveaux :

  1. Premièrement, pour penser de nouveaux paradigmes pour comprendre le monde d’aujourd’hui et sereinement envisager l’avenir. Avouons-le, nous avons tous le nez dans le guidon, quel que soit notre terrain d’action. Nous sommes pour l’instant incapables de penser un au-delà au monde actuel, ou encore d’autres mondes possibles pour reprendre la formule phare de l’altermondialisme. Preuve en est, ce dernier est redevenu inaudible, victime de son propre succès et de n’avoir pu véritablement fédérer des forces vives très disparates autour d’un véritable projet de société mobilisateur fondé sur des analyses globales qui tiennent la route dans le long terme, même si l’essentiel de leurs propositions reste évidemment très valide.

Le succès de la philosophie médiatique, pseudo-universaliste, mais fortement emprunte de la défense idéologique d’une classe dominante et, accessoirement, blanche et occidentale, est un des indicateurs de la crise profonde que traverse la vraie réflexion philosophique contemporaine. Le succès de la théorie du clash des civilisations en est un autre. Les bouleversements rapides que traverse notre monde rendent difficile, il est vrai, l’élaboration d’une grille de lecture satisfaisante qui permettrait de saisir les multiples enjeux en présence et ouvrirait des voies de sortie de la crise globale que nous connaissons (je propose ici, à titre d’exemple, une série de couple de notions plus ou moins antagonistes ou en tension qui doivent informer toute réflexion à ce propos. Par exemple : globalisation contre localisme, universalisme contre particularisme, tentation impériale contre multi-polarisme, désenchantement et réenchantement du monde, droits individuels et droits collectifs, droits et obligations, extrême mobilité des capitaux et des idées contre immobilité des individus,…). Rares sont ceux, aujourd’hui, qui sont en mesure ne fût-ce que de proposer certains diagnostics pertinents. Marcel Gauchet est certainement un de ceux-là, mais ses réflexions ont-elle un véritable impact sur le cours des choses ?

  1. Deuxièmement, une fois ces diagnostics posés, même ne fût-ce que partiellement, il conviendrait encore de les traduire en actions sur le terrain, dans les classes, pour impulser des nouvelles dynamiques transformatives dont l’école serait la matrice. La philosophie est déjà indispensable au niveau de cette traduction, bien sûr, mais aussi au niveau de son utilisation comme méthode de développement personnel. Messieurs Figares et Guévorts nous ont rappelé que la Nouvelle Acropole travaille depuis longtemps déjà sur la praxis de la philosophie comme mode de vie, comme mise en œuvre de ses principes. Ce qui ne va pas non plus de soi et nécessite, en amont, le travail dont nous avons parlé. Comme ils l’ont également souligné, il ne s’agit pas de relire aujourd’hui Pythagore ou Platon et de les appliquer à la lettre, mais de véritablement s’inspirer de leur héritage pour développer, au cœur même de notre vie contemporaine, une démarche philosophique qui vise à la réalisation de l’égalité, du respect et du bonheur du plus grand nombre.

C) Enfin, et j’en arrive à ma conclusion, je souhaiterais m’attarder un peu plus sur les réflexions méthodologiques développées par un théoricien de la communication interculturelle tel que Cohen Emerique. Celles-ci sont particulièrement pertinentes dans les activités d’éducation non formelle qu’il conviendrait de généraliser au sein des curricula de l’éducation formelle, et ce dès le plus jeune âge. Cohen Emerique a en effet mis en évidence le fait que la communication interculturelle supposait l’instauration de trois phases :

  1. Première phase : la décentration, qui signifie pour chaque individu de se connaître, de se questionner soi-même, d’être conscient de son système de valeurs et de ses filtres culturels.

La notion d’identité est le concept clé de ce travail. Parfois certains traits de l’identité peuvent passer au premier plan ; on parlera alors de zones sensibles ou de régions de l’identité qui lorsqu’on y touche provoquent des réactions affectives très fortes et empêchent la communication.

  1. Deuxième phase : la compréhension du système de l’autre ou l’empathie. Comprendre le système de l’autre, consiste à faire preuve d’une attitude d’ouverture, il s’agit d’un effort personnel pour se mettre à sa place et pour découvrir ce qui lui donne sens et valeur.
  2. Troisième phase enfin : la négociation/médiation. Cette étape vise à :

– dissiper les malentendus,

– rechercher l’intérêt commun,

– définir les bases d’une nouvelle relation entre les acteurs en présence basée sur la coopération, le respect, la non-violence, et la canalisation positive de tout conflit qui pourrait survenir.

En résumé, l’instauration d’un vrai dialogue interculturel, élément clé de l’éducation à l’interculturalité, implique les éléments suivants :

  • une culture démocratique partagée, fondée sur des valeurs humanistes de respect, d’ouverture vers l’autre, de rejet de la violence, d’égalité des droits et des chances et de responsabilité individuelle et collective,
  • le fait que cette culture nécessite un processus de transmission dynamique et une pédagogie pratique relationnelle qui se construit de manière continue à l’école, dans la famille, voire qui est relayée par le quartier jusqu’à l’âge adulte,
  • une communication interculturelle qui permette de construire l’identité de chaque individu dans l’acceptation et la reconnaissance de l’altérité.

L’ensemble de ces éléments mis en évidence notamment par Cohen Emerique et mis en œuvre dans de nombreuses activités d’éducation à la diversité et à l’interculturalité a démontré son effectivité et sa pertinence, y compris dans le contexte de l’éducation formelle. En effet, de nombreuses ONG travaillent déjà en partenariat avec des écoles sensibles à cette dimension essentielle de l’élaboration précoce du convivium. Elles mènent donc avec succès, dans ce cadre, des activités ciblées de conscientisation et de développement des compétences interculturelles des enfants et des adolescents. C’est pourquoi nous ne pouvons que militer pour leur « mainstreaming » au sein des curricula officiels, pour utiliser un peu d’euro-jargon, si vous voulez bien me pardonner.

5. Un exemple concret

Pour rendre mon verbiage un peu plus clair, je souhaiterais vous solliciter en vous montrant pratiquement à quoi ce genre de démarche peut ressembler. Bien entendu, je prends toute liberté d’adapter l’idée au format de notre rencontre. Le modèle que je vais vous exposer permet de multiples approfondissements visant à réfléchir sur son identité propre, son identité sociale et celles des autres, ce qui nous rassemble et nous différencie, à explorer la diversité inattendue des groupes, à découvrir des zones imprévues d’interaction et de travail en commun, etc.

L’exercice s’appelle « molécule identitaire »

– Prendre une feuille

– Dessiner un cercle central et 5 cercles autour qui s’y relient

– Ecrivez votre prénom dans le cercle central

– Dans les cercles périphériques, écrivez à chaque fois un mot qui décrive votre identité sociale et/ou culturelle, ou le/les groupe(s) au(x)quel(s) vous vous identifiez spontanément. Je vous laisse quelques minutes de réflexion.

Normalement, on fait un debriefing en petits groupes avant de revenir en plénière pour une exploitation plus intensive des résultats. Je vais un peu court-circuiter la procédure et passer à l’étape suivante. Celle-ci se fait sur base purement volontaire et vise à cartographier de façon visuelle la diversité en présence.

Ainsi, je vais proposer une série d’affirmations et je vous demanderai de vous mettre debout si vous vous y reconnaissez. Vous êtes prêts ? Allons-y :

  1. Dans une de vos bulles, vous avez inscrit votre genre comme un élément vous décrivant (homme/femme).
  2. vous y avez écrit votre religion
  3. vous y avez écrit votre absence de religion
  4. vous y avez écrit la couleur de votre peau
  5. vous y avez écrit votre profession ou votre absence de profession
  6. vous y avez écrit votre niveau d’étude
  7. vous y avez écrit votre état civil
  8. vous y avez écrit votre hobby
  9. vous y avez écrit votre orientation sexuelle
  10. etc., etc.

Après ce genre de session, mais je vous ferai grâce de cette étape, on demande aux participants de s’exprimer sur ce qu’ils ont ressenti quand ils se sont retrouvés débout, ou assis, en minorité. En ont-ils ressenti de la gêne ou de la fierté ? Pourquoi ? Ont-ils envie de découvrir et d’explorer ce que pourraient être leurs points communs ou de divergences avec d’autres membres du groupe ?… Le tout servant à réfléchir sur sa propre identité et celle des autres participants, à se décentrer, à ressentir de l’empathie pour la différence de l’autre au travers de ses propres différences, et enfin à entamer la négociation nécessaire pour construire un convivium respectueux des différences de chacun.

Je terminerai ici ce bref exposé, en espérant que ce petit exercice pratique vous aura au moins réveillé, sinon qu’il aura été parlant et qu’il vous aura permis de mieux saisir les outils dont nous disposons déjà pour favoriser, à tous les niveaux de l’enseignement, de manière adaptée aux compétences des enfants, une éducation à l’interculturalité et à la diversité. Une éducation qui permette de lutter efficacement contre le racisme et les discriminations connexes au travers d’une découverte de notre propre construction identitaire, de nos richesses et de nos faiblesses, ouvrant la voie à la déconstruction de nos stéréotypes et préjugés respectifs, à la source de toute intolérance.

Je vous remercie pour votre attention.

M. Privot – ENAR 10.11.2007

Comment le racisme a-t-il conduit au génocide d’une ethnie par une autre dans un pays pourtant très catholique

Séminaire   :   « Le Cancer Racisme », causes et remèdes

Bruxelles, 10 novembre 2007

Exposé de Charles Delnois

avocat à Bruxelles et Président de l’asbl « Cap pour la liberté de conscience » pour son expérience au Rwanda (Cour suprême et Barreau de Kigali de 1996 à 2000)

Comment le racisme a-t-il conduit au génocide d’une ethnie par une autre dans un pays pourtant très catholique ?

1.      Introduction

Comment le racisme a-t-il conduit au génocide d’une ethnie par une autre dans un pays pourtant très catholique ? Le titre de la conférence a une histoire. Fin 1999, dans le cadre d’une mission humanitaire au Burundi, je suis passé à Kigali et j’ai rendu une visite de courtoisie à l’ambassadeur de Belgique au Rwanda.

Au cours de l’entretien à bâtons rompus, l’ambassadeur m’a fait part du fait qu’il n’arrivait pas à comprendre comment des atrocités aussi horribles comme le génocide ont pu se dérouler dans un pays aussi catholique. Je lui ai répondu que je n’avais pas de réponse mais que je pouvais lui donner une piste de réflexion que l’on peut résumer comme suit : en perdant leur religion, que l’on peut également qualifier de « tradition primordiale[1] », remplacée par une religion qui ne le concernait pas, le rwandais a perdu le sens du divin. Par conséquent, pour lui, tuer un être humain n’est pas plus traumatisant que de tuer un animal. Et depuis lors, j’ai essayé de trouver une ou des réponses à cette question.

A l’occasion de la préparation de cette conférence, j’ai cherché des auteurs qui ont abordé ce sujet et j’ai eu la chance de tomber sur un article de Dominique Temple qui résume l’œuvre de Josias Semujanga, « Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes » dont je reprendrai des extaits[2]. J’aborderai ensuite brièvement l’histoire (ou l’explication) du génocide vue par un journaliste français, Jean Chatain, et je terminerai par suggérer une solution pour mettre fin à la violence, solution préconisée par un très grand philosophe, Krishnamurti.

2.      L’interface entre la logique tripolaire africaine et la logique bipolaire occidentale au Rwanda[3]

Le génocide vu par un philosophe rwandais

Josias Semujanga (d’après l’article de Dominique Temple) tente de mettre en évidence les raisons et fondements de l’impasse psychologique dans laquelle ont été conduits les peuples africains de la Région des Grands Lacs. La clef de son analyse ? La découverte que la pensée ou plutôt la spiritualité des Tutsi, Hutu et Twa est structurée par une logique tripolaire. DT soulignera en quoi consiste la logique tripolaire puis suivra Josias Semujanga dans son analyse de la confrontation des deux logiques. Il proposera un argument supplémentaire : l’effet de renchérissement provoqué par le primat de la parole d’union (ou parole religieuse).

L’auteur part d’un mythe rwandais, un mythe fondateur[4] d’une simplicité biblique : Un père a trois fils. Il donne à ses fils trois jarres de lait en leur enjoignant de l’attendre. L’un des fils a soif et boit le lait. Il s’appellera Twa. Le second fils a soif également et prend la moitié du lait mais laisse l’autre moitié pour son père. Il s’appellera Hutu. Le troisième attend son père et la jarre reste pleine. Il s’appellera Tutsi.

La confrontation des deux logiques

Tout Munyarwanda est potentiellement Hutu, Tutsi ou Twa. Le Munyarwanda traditionnel avait une conception tripolaire de l’univers où ses relations s’établissaient en membres de famille (umuryango) et amis, en ennemis (abanzi) de la famille et leurs amis, et en tiers (rubanda). C’est cette structure qui assurait la cohésion sociale du peuple dans ce pays. Mais avec la venue des missionnaires, une nouvelle identité sociale, bipolaire, de type chrétien, voit le jour et petit à petit éclipse la première.

Comment passe-t-on de cette relation tripolaire à une relation bipolaire ? Cette transformation est l’œuvre de la mission chrétienne. Au moment de son implantation, le christianisme a séparé le sacré et le profane sur base d’une vision dualiste de l’univers jusqu’alors étrangère au symbolisme de la société du Rwanda précolonial. En effet, la culture rwandaise, dans l’acception anthropologique de ce mot qui inclut la langue, la religion, les coutumes, le type d’organisation politique, est tripolaire dans ses manifestations symboliques. Dans les mythes fondateurs, le Munyarwanda est triple. Il est Hutu, Tutsi et Twa selon une hiérarchisation des valeurs fondées sur le mythe de Gihanga, l’ancêtre éponyme commun des Rwandais, qui se désignent comme Benegihanga (les fils-de-Gihanga).

Or, les bakristu se réunissent entre eux, se marient entre eux et s’abstiennent de participer, du moins le jour, aux activités sociales de leurs familles respectives. Désormais, la fraternité se veut uniquement chrétienne et l’ennemi devient le non-baptisé : le mupagani-mushenzi. La transformation se manifeste de plus en plus radicalement au point que la culture rwandaise qui jadis était tripolaire, devient lentement mais sûrement, bipolaire dans ses manifestations les plus quotidiennes.

De cette transformation, qui en réalité consiste en la suppression du Tiers, du moins du Tiers en tant que référence de l’humanité rwandaise, va résulter le chaos puis le suicide du peuple rwandais. C’est-à-dire que ce contact a été d’une telle violence qu’il a opéré une rupture radicale dans les modes de vie des peuples de l’Afrique au point que la synthèse culturelle étant encore flottante, certaines populations africaines vivent un vide culturel qui les conduit au suicide. Parmi les nombreux cas observés, la tragédie rwandaise reste un paradigme absolu de cette dissolution de l’être africain. Et malgré les timides tentatives de retour au passé, la rupture est totale, et elle s’est souvent opérée par l’amalgame des éléments conflictuels de l’ancien – tradition africaine – et du nouveau – modernité occidentale.

Comment le passage de la réduction missionnaire à l’idéologie génocidaire s’explique-t-elle ?

A partir du stéréotype du « primitif » projeté, entre autres, sur les sociétés africaines, le discours missionnaire, avec ses marques culturelles implicites ou explicites, a re-catégorisé et transformé progressivement des éléments constitutifs de la mémoire autochtone. De cette opération est née une nouvelle mémoire identitaire africaine dans les sociétés modernes. Plus tard, le discours politique a repris le schéma manichéen de l’opposition « bakristu-bapagani » dans la définition de l’Etat rwandais moderne. En remplaçant terme à terme ce schéma religieux appliqué au Rwanda, nous avons le schéma politique « bahutu-batutsi ».

L’analyse de la parole du missionnaire permet de saisir comment les nouvelles catégories hamite-bantou, bakristu-bapagani, nées de l’époque coloniale, ont été transformées et reversées sur le système culturel du Rwanda traditionnel – hutu-tutsi-twa – pour créer de nouveaux signifiés qu’elles n’avaient pas auparavant – Hutu = bantou ; Tutsi = hamite ; Twa = pygmée. C’est dire que la vision tri linéaire du Munyarwanda traditionnel s’est transformée au cours du temps en schéma qui est utilisé en politique alors que, traditionnellement, l’autorité était toujours triple suivant la vision du monde du Rwanda préchrétien. Et le conflit social se fonde en schéma actuel « hutu/tutsi », utilisé par des « évolués » rwandais.

Comment le discours politique utilise-t-il une telle bipolarité dans ses stratégies argumentatives ?

Avec la transformation du système tripolaire – parents, ennemis et rubanda – régi par le système de la parenté en bipolarité « parents ennemis »- régie par la logique de la parenté, l’opposition entre Hutu et Tutsi est désormais perçue sous l’angle de conflit de lignage sans rubanda pour jouer le rôle de Tiers. Dans ce cas, tuer un Tutsi c’est tuer un « ennemi » du lignage, comme le précise bien d’ailleurs un texte de fiction paru dans les années ‘90. Cette sorte de réécriture du mythe de Gihanga affirme que le conflit entre Sebahinzi (le Père-des-Bahutu-Bahinzi) et Sebatutsi (le-père-des-Tutsi) sera tranché par Sebazungu (le-père-des-Bazungu : les blancs). Et dans le cas du conflit, Sebazungu jouera le rôle du Tiers que chaque clan voudra mettre de son côté. De ce fait, la fiction rattrape la réalité.

C’est bien de cela dont il s’agit. Dans le même temps où les religieux chrétiens substituaient au Mwami un prince baptisé, l’administration belge imposait à ce dernier de sacrifierl’ubuhake qui régissait la redistribution des vaches de caractère symbolique et de privatiser le cheptel à raison de deux tiers pour le donataire et d’un tiers pour le donateur. D’un coup et d’un seul, la matrice du Tiers était dans tout le pays abrogée.

Le peuple rwandais, décapité du symbole de son humanité (le Mwami) était en même temps privé du fondement de ses valeurs humaines. Le Hutu de la légende, le fils qui avait bu la moitié du lait de la jarre, remplaçait le Tutsi de la légende. Avec ce renversement sémantique mourrait en terre africaine l’esprit de Gihanga. Pour illustrer sa thèse, Semujanga offre un exemple édifiant. Si l’on considère l’amalgame survenu entre famille et groupe ethnique, le discours de Mgr. Phocas Nikwigize pour justifier le génocide est éclairant, car il ne laisse plus de place pour le Tiers : « Ce qui s’est passé en 1994 au Rwanda était quelque chose de très très humain. Quand quelqu’un t’attaque, il faut que tu te défendes. Dans une telle situation, tu oublies que tu es chrétien, tu es alors humain avant tout. Comme dans toute guerre, il y avait des espions. Pour que les rebelles du FPR réussissent leur coup d’Etat, ils disposaient partout de complices. Ces Batutsi étaient des collaborateurs, des amis de l’ennemi. Ils étaient en contact avec les rebelles. Ils devaient être éliminés pour qu’ils ne vous trahissent plus « .

L’opinion du prélat chrétien offre une dichotomie tout à fait remarquable : sa conception du « très très humain » : « quand quelqu’un t’attaque – il faut que tu te défendes ; tu es alors humain avant tout ». Mais c’est la conception que se fait le chrétien de l’humain. Cette conception, qui ressemble fort à celle que l’on se fait habituellement de l’animalité et non pas de l’humanité, cette conception correspond-elle à la conception que le Munyarwanda se fait de l’humain ? La question ne se pose même pas pour le prélat chrétien ! Il oppose donc à sa conception de l’humain sa conception du chrétien « tu oublies que tu es chrétien » s’annexant ainsi un idéal qu’il dénie aux Rwandais. Le binarisme est là évident. Mais ce ne sont pas seulement les Rwandais baptisés et les Rwandais non baptisés qui sont opposés en deux classes sans Tiers, c’est la chrétienté tout entière (qui s’annexe le Tiers), et l’humanité tout entière, rejetée dans l’animalité, un binarisme dont l’actualisation universelle se fait de plus en plus menaçante. Le binarisme va retentir partout en Afrique.

Au Rwanda et au Burundi, dans un premier temps les religieux chrétiens s’emploieront à s’allier les Tutsi qu’ils décrètent classe dirigeante et supérieure. L’idée des Pères Blancs est que si l’on convertit le roi, le peuple qui lui est tout acquis sera christianisé d’un seul coup. Et c’est effectivement ce qui se produit. Et la rapidité avec laquelle le pays s’est converti s’explique, par le choix politique du roi Mutara III Rudahigwa de se faire baptiser et de consacrer son pays au Christ Roi. Tout le peuple a suivi l’exemple du roi et de la cour, souvent malgré lui.

Ensuite, avec la progression des analyses marxistes qui dénoncent l’élite ethnicisée en aristocratie hamite, l’Eglise comprend que l’avènement de l’indépendance selon une norme démocratique imposée par le libéralisme économique conduira au pouvoir la « majorité hutu ». Elle change d’alliance. Elle donne sa parole à la majorité « ethnicisée » hutu.

La surenchère de la parole d’union

DT ajoute une observation aux analyses de Semujanga : la tripolarité qu’il observe au Rwanda est actualisée par la parole d’union qui fait converger sur la personne du Mwami la communauté toute entière. La tripolarité donne alors naissance à un sentiment commun mais exprimé par une parole unique. Dès lors que cette parole d’union est non seulement paralysée par la logique occidentale mais capturée par le pouvoir de nature occidentale, elle ne peut plus se remettre en cause. Donc le Tiers ne peut pas renaître comme il le pourrait par exemple à partir de ce qui se manifesterait comme une nouvelle médiété[5], une médiété de second ordre entre le centre et la périphérie du royaume. La parole d’union désormais asservie est sans vie, mais non pas privée de sa force d’inertie si l’on peut dire. Elle reste comme une coquille vide, mais c’est une réalité qui peut être mobilisée par un autre principe que le Tiers.

La parole d’union a d’abord été asservie par les Occidentaux.  Le « malgré lui » de la phrase « Tout le peuple a suivi l’exemple du roi et de la cour, souvent malgré lui » concerne en effet non seulement le peuple mais aussi le Mwami qui a été forcé de se plier à l’injonction de la politique coloniale. Après le baptême du roi Mutara III Rudahigwa, en 1943, tout le royaume du Rwanda ou presque se fait baptiser. Ce phénomène connu sous le nom populaireirivuzumwami (la parole irrévocable du roi) qui évoque la collaboration résignée à l’ordre colonial puisque personne n’ose contredire le roi, rend manifeste un zèle et une ardeur qui dépassent la simple croyance. Ceux qui résistent à la vague sont écartés avec force ou diplomatie selon le cas. Celui qui ose braver l’ordre chrétien et colonial, recevra comme le roi Yuhi IV Musinga, une solution qui lui sera funeste.

Le Tiers est éliminé, à plus forte raison la possibilité de la renaissance du Tiers entre le centre et la périphérie du « royaume » (ce qui pourtant sera tenté au Burundi), et la parole d’union devient l’enjeu du pouvoir, du pouvoir dans le sens occidental du terme. Qui s’empare du pouvoir, pourra aussitôt « instrumentaliser » la parole d’union à son profit. Les deux ethnies substantifiées par les Occidentaux grâce à la logique bipolaire, vont s’emparer du pouvoir l’une au Burundi l’autre au Rwanda et utiliseront la parole d’union comme une arme pour exclure l’autre.

Parce que désormais l’union est polarisée de façon non contradictoire dans l’imaginaire de qui est au pouvoir, l’exclusion de l’autre sera absolue. Le rejet de l’autre est alors un rejet dans le néant : le génocide. La perte du Tiers (illustrée au Rwanda comme au Burundi par la liquidation du Mwami) est la perte de tous les repères et par conséquent la démence et la mort. La mort veut dire non seulement le meurtre du Tiers de l’ « imfura  » ou du Tutsi en tant que symbole du Nom du Père ou de Fils de l’Imana mais aussi le meurtre de celui par qui était possible la naissance du Tiers, en l’occurrence le meurtre de l’autre, mais non pas de l’étranger ou de l’ennemi, l’occidental, belge au français, mais de celui par qui pouvait naître le Tiers, l’humanité en chacun des protagonistes de la relation de réciprocité, donc pour les lignages « hutu » les lignages « tutsi », et pour les lignages « tutsi » les lignages « hutu ».

Ici, le crime contre l’humanité est suicidaire, un suicide de l’humanité. Mais le suicide est la somatisation d’un crime préalable : le meurtre du Tiers et de la structure qui lui donnait naissance.

La question de l’interface entre deux mondes

Semujanga traite d’une question systématiquement écartée des études occidentales. Lorsqu’on délègue aux élites africaines « évoluées » le soin d’assumer la médiation que l’on vient d’évoquer, qui lie de façon intime le christianisme et le libéralisme économique, cette médiation est intériorisée par ces élites, et le crime qui en est la conséquence logique n’est peut-être rien d’autre que suicide.

Comme on sait, le suicide n’est pas voulu comme tel mais il est la somatisation de la mort spirituelle qui peut intervenir à la suite d’une impasse absolue. Le suicide est donc tourné vers le fondement du Soi. Or, le fondement du soi au Rwanda comme au Burundi c’est l’autre dans la relation de réciprocité : le suicide est au bout de l’impasse le meurtre de cet autre, l’autre nécessaire à la genèse du soi, à la genèse de l’humanité. Et pour les Africains du Rwanda, le suicide est le meurtre du Tutsi, comme cet autre, parce qu’il est la condition de l’avènement du Tutsi comme Tiers, c’est-à-dire comme Fils de Dieu (le Tutsi nommé par l’Imana comme l’héritier du Nom du Père dans le mythe fondateur de Gihanga).

L’intériorisation du meurtre préalable (le meurtre préalable est le meurtre du Tiers Inclus, du Tutsi de la légende) par l’élite christianisée et modernisée dans les écoles des Pères Blancs est identifiée.

Ainsi, le sens du tutsi du mythe de Gihanga, modifié par la réforme de Gadhindiro, sera curieusement rétabli par la colonisation, au point que, dans la nouvelle idéologie coloniale, le terme tutsi va phagocyter celui d’imfura. Et, dans le discours parmehutu des années ‘60, les deux termes ont fini par se recouvrir entièrement, au point que le président Kayibanda n’en fait aucune distinction lorsqu’il déclare, à propos des massacres des Tutsi de 1963 : « C’en est fini d’Imfura« . Comme si les Hutu ne pouvaient être des imfura ! A remarquer cependant que si le terme imfura se confond avec le terme tutsi c’est par le terme dévalorisé de tutsi qu’il est phagocyté, c’est-à-dire le terme tutsi lorsqu’il veut dire « arrogance du riche », celui que condamnait justement la réforme de Gadhindiro. Il n’est donc pas possible de dire si le « C’en est fini d’Imfura » est la même chose que le « C’en est fini d’Israël » que les nazis n’auraient pas manqué de proclamer s’ils l’avaient emporté dans la deuxième guerre mondiale.

Mais nous ne sommes pas bien loin de cette éventualité, car, après tout, Kayibanda ne pouvait pas ignorer la valeur symbolique des mots dans un langage religieux puisqu’il fit ses études au séminaire catholique et qu’il avait été choisi comme secrétaire particulier de Mgr Perraudin avant d’être promu Président de la République. Il ne pouvait pas non plus ne pas mesurer l’importance des enjeux puisqu’il disait déjà en 1964 aux réfugiés tutsi : « A supposer par impossible que vous preniez Kigali d’assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous seriez les premières victimes ? Vous le dites entre vous, ce serait la fin totale de la race tutsi « . Chaos, race, fin totale, premières victimes : le génocide est annoncé.

Mais l’histoire de la colonisation des Africains par les Européens a été d’une brutalité absolue : en quelques années, une civilisation a été corrompue, brisée, assassinée puis conduite à une impasse sans issue : l’impasse génocidaire. La brutalité est peut être due à la puissance matérielle de l’Occident, à sa maîtrise de la technique, etc. Elle est peut-être due aussi à ce que DT a appelé le Quiproquo Historique – comme il y a cinq siècles en Amérique, où la chose est plus évidente – car il y a cinq siècles, la suprématie de l’Occident sur le plan technique était bien moindre : si l’un (le Tutsi de la légende rwandaise) donne, et si l’autre (l’occidental ou « l’évolué ») prend … Mais encore et plus profondément, cette brutalité est sans doute due à ce que le Tiers d’une logique tripolaire (que dans une logique du contradictoire on appelle le Tiers inclus), est dans les logiques de non-contradiction, nécessairement un Tiers exclu dans toutes les hypothèses. C’est bien le sens du Nom du Père qui est en jeu.

3.      De l’apartheid au génocide[6]

Le génocide vu par un journaliste français

Forgés durant la période de domination coloniale belge, les mécanismes de division «ethnique» ont été repris à leur compte par les gouvernements de la Première République de Kayibanda, puis portés au rouge par ceux de la Deuxième République de Habyarimana.

« Au cas où la justice ne serait plus au service du peuple, comme cela est écrit dans notre constitution, que nous avons votée nous-mêmes, nous autres, composants de la population au service de laquelle elle devait se mettre, nous devrons le faire nous-mêmes en exterminant cette canaille. Ceci je vous le dis en toute vérité, comme c’est écrit dans l’Évangile : « Lorsque vous accepterez que, venant vous mordre, un serpent reste attaché à vous, c’est alors vous qui serez anéanti…  N’ayez pas peur, sachez que celui à qui vous ne couperez pas le cou, c’est celui-là même qui vous le coupera … »[7]

Ce sont des phrases extraites d’un discours prononcé en novembre 1992 par l’un des principaux théoriciens du parti de Juvénal Habyarimana. Multipliant les citations juridiques et évangéliques (plus approximatives les unes que les autres), il désigne nommément des personnalités à abattre de toute urgence. Un tel appel au crime de masse constitue la résultante du discours raciste sous-jacent à la thèse du conflit interethnique qui sera à nouveau mise en avant, un an et demi plus tard, par les organisateurs du génocide et leurs soutiens internationaux. Frappant prioritairement (mais non exclusivement) la minorité tutsi, les massacres ambitionnaient de souder et fanatiser la population hutu qui se présentait comme l’incarnation de la pureté raciale du peuple rwandais. Les milices interhamwe étaient censées constituer le bras armé de la colère populaire spontanée.

La racialisation de la différence (sociale) Hutu-Tutsi remonte à la période coloniale dont elle est, en quelque sorte, le fruit empoisonné. À partir de 1957, date de publication du « Manifeste des Bahutu », présenté par Grégoire Kayibanda, avec l’approbation de l’administration belge et de l’Eglise missionnaire, la haine des Tutsi est présentée comme condition et ciment d’une conscience nationale rwandaise émergente. Après avoir privilégié durant plusieurs décennies les Tutsi comme relais de son pouvoir, le colonisateur, sentant fondre son emprise sur ceux-là même qu’il avait mis en place, voire les suspectant de ne pas être insensibles aux sirènes socialistes pan-africanistes, orchestre leur apartheid en inversant son discours et son comportement.

Le contexte de guerre froide a influé sur le choix de l’approche ethniste[8] et redoutant la montée du communisme dans la sous-région, par le biais du nationalisme, les missionnaires voulaient se servir d’un groupe d’instruits rwandais comme un rempart anti-communiste et antinationaliste. Ils parviendront à leur objectif car G. Kiyibanda et ses compagnons étaient leurs créatures : ils ont été encadrés par les mouvements d’action catholique belges (comme la Jeunesse Ouvrière Catholique ou le Mouvement Ouvrier Catholique belge), la presse catholique et la démocratie chrétienne belges. Ces différents milieux voyaient en ces instruits les représentants d’un peuple opprimé qui étaient disposés à constituer un parti politique de type démocrate-chrétien, et prêts à assurer la pérennité des intérêts de leurs protecteurs.

Cette analyse est développée en d’autres termes par la journaliste belge Colette Braeckman[9]. Aujourd’hui encore, lorsque des Hutu affirment que «plus jamais, ils ne voudront revivre sous le joug de la féodalité tutsi», ils évoquent essentiellement la seule oppression dont ils se souviennent, celle d’une contrainte coloniale qui s’exerçait par l’intermédiaire des Tutsi, choisis par la métropole comme fondés de pouvoir. De plus : « en changeant brusquement d’alliance à la veille de l’Indépendance, le colonisateur réussira à transférer complètement sur les élites locales sa propre responsabilité dans les déséquilibres et les inégalités de la société … Une telle volte-face fut facilitée, au sein de l’Église missionnaire, par la transposition de l’antagonisme Wallons-Flamands au Rwanda lui-même (la première génération de Pères blancs fut principalement francophone, la seconde se recruta surtout chez les Flamands). En Belgique, les réseaux de l’Action Catholique, et, sur le plan politique, ceux de la démocratie chrétienne soutinrent à fond les revendications des Hutu du Rwanda (…) Une fois de plus, on transpose en Afrique des références européennes : nul n’évoque ouvertement les éventuelles sympathies « auchistes», «non alignées», «nationalistes» des Tutsi, chacun préfère souligner la nécessité d’émanciper le «petit peuple».

La Révolution sociale et les premiers pogroms

L’expression « Révolution sociale » fut utilisée à Bruxelles comme à Kigali pour justifier les premiers pogroms, ceux de 1959, volontiers comparés aux violences ayant accompagné la révolution française, sans jamais parler du fait que l’idéologie qui en avait créé les conditions fut d’abord élaborée dans le giron de l’Église catholique et dans les rangs de l’administration (civile et militaire) coloniale. Afin d’assurer la continuité de l’ordre préexistant et non sa rupture, comme cela avait été le cas lors de la Révolution de 1789.

La lettre pastorale diffusée par Mgr Perraudin, le 11 février 1959, fournissait une caution morale à une tutelle de culture et de pratiques chrétiennes pour laquelle le feu vert de l’Église valait bénédiction avant croisade. Mais Perraudin et l’Église du Rwanda ont fait plus : ils ont fourni aux leaders hutu les moyens de leur combat[10], et si le catholicisme social des missionnaires de l’après-guerre et les laïcs hutu triomphèrent, ce fut enfin de compte grâce aux parachutistes belges.

Lorsqu’au printemps 1994, les images de l’horreur au Rwanda submergèrent les petits écrans, les téléspectateurs français – qui, pour la plupart, ignoraient jusqu’alors l’existence même du pays – furent assaillis d’explications pseudo-historiques et pseudo-ethnographiques : la société rwandaise a porté de tous temps en elle-même les gênes de son autodestruction, les haines séculaires entre les deux principales ethnies la composant ayant préparé ce déchaînement de violences spontanées qui n’attendait qu’une occasion pour se déclarer. Occasion qui fut fournie par l’assassinat du président Juvénal Habyarimana, dont l’avion fut abattu, dans des circonstances toujours non éclaircies, par un tir de missiles le 6 avril.

De François Mitterrand à Charles Pasqua, le discours fut identique et peut se résumer ainsi : les massacres sur le continent noir relèvent d’une fatalité contre laquelle la pensée occidentale demeure impuissante, qu’elle ne peut que constater, sans parvenir à l’expliquer. À la limite, allait jusqu’à confier le premier, dans ces pays-là, un génocide ce n’est pas trop important ; le second ajoutait devant les caméras que, de toutes façons, ils en avaient «l’habitude». Bref, il s’agirait de violences endémiques qui, pour apparaître incompréhensibles à un esprit cartésien, n’en sont pas moins inévitables car, en quelque sorte, consubstantielles à ces communautés depuis la nuit des temps. La société rwandaise, vouée au massacre ethnique, aurait porté en elle la fatalité d’un génocide dont les causes étaient assignées à un ailleurs historique, à un archaïsme[11] , avant de s’inscrire en faux contre cette forme de pensée unique héritée de la vieille période du colonialisme triomphant.

Rien de tel en réalité : la liaison de l’ethnisme et de la violence fut déterminée par des enjeux politiques incontestablement modernes. L’antagonisme ethnique ne constitue nullement une tradition séculaire, mais fut délibérément conçu comme une clé de voûte de la stratégie de domination du colonisateur belge, conférant dans un premier temps le pouvoir administratif et les avantages qui en découlaient à une minorité d’origine tutsi, avant de découvrir qu’il avait ainsi forgé sa propre opposition locale et de brutalement inverser cette stratégie en fin de période.

Il suffit de deux années (1959-1961) pour transformer radicalement le groupe dominant qui, de tutsi, devint hutu, tandis qu’était légitimée une idéologie ethniste, conférant la puissance politique aux seuls Hutu. C’est de ces années-là, et non d’un passé immémorial, que datent des sentiments d’appartenance ethnique explicitement associés à la haine de l’autre, sentiments que les politiciens ne cesseront d’exacerber. Une stratégie de domination, donc, parfaitement consciente et élaborée, pour ne pas dire sophistiquée. La dictature militaire a exacerbé délibérément toutes les oppositions internes entre les communautés et entre les régions. Un exemple à la limite du caricatural : durant les combats opposant les forces gouvernementales aux soldats du FPR, l’encadrement supérieur de l’armée gouvernementale était exclusivement composé de notables hutu de la région d’origine du général Habyarimana. Ce qui, au passage, explique peut-être sa faible capacité opérationnelle durant toute la guerre civile. À l’opposé, le FPR se concevait comme une force nationale regroupant toutes les communautés issues de toutes les régions.

Dominique Franche, spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs[12], s’interroge sur les origines du mécanisme de racisme et d’apartheid qui précéda le génocide lui-même et créa les conditions de sa réalisation. A force d’entendre ou de lire des gloses sur l’antagonisme traditionnel Hutu-Tutsi, on finirait presque par en oublier cette question de bon sens : qu’est-ce qu’un Hutu et qu’est-ce qu’un Tutsi ? Sans oublier la troisième composante du peuple rwandais, les Twa, qui, pour être très minoritaire, n’en est pas moins présente.

Inspirés des théories racistes du XIXe siècle du type Gobineau, les colonisateurs -Allemands d’abord, Belges ensuite – voulurent voir dans ces trois catégories des ethnies opposées tant par leur place dans la hiérarchie sociale que par leur origine. Les Tutsi étaient des hamites ou encore des nilotiques, venus d’Abyssinie conquérir les Hutu qui, eux, étaient des bantousprécédemment installés sur le territoire, tandis que les Twa seraient des pygmoïdes et les premiers occupants historiques. Toute une logomachie fut développée, qui servit de substrat à l’administration coloniale et aux missionnaires catholiques pour assurer leur pouvoir en jouant alternativement les uns contre les autres.

Dans un premier temps, l’élite tutsi contre la plèbe hutu et à la fin de la période coloniale, la majorité hutu contre une aristocratie tutsi soupçonnée de menées indépendantistes et parfois accusée de sympathiser avec le leader congolais Patrice Lumumba et, derrière lui, le camp socialiste.

Deux périodes symbolisent les volte-face d’un pouvoir colonial

Deux périodes symbolisent les volte-face d’un pouvoir colonial jouant tantôt une carte, tantôt l’autre. D’abord celle des années 1924-1927, lorsqu’une série de réformes des autorités belges déstructuraient la société traditionnelle pour assurer leur emprise sur le pays par la promotion systématique des franges les plus proches du monarque tutsi. Puis le virage à cent quatre-vingts degrés de la fin des années cinquante.

En 1926, était supprimée la coexistence de trois systèmes de chefferie pour les remplacer par un seul. Jusqu’alors, un seul et même territoire était géré par le chef du sol (généralementun Hutu, chargé de l’administration des terres labourables, des redevances agricoles et de trancher les différends fonciers), le chef du bétail (tutsi, ayant pour compétences l’administration des pâturages et les redevances dues par les pasteurs), le chef d’armée (dont une large partie des occupations était en fait accaparée par les litiges en affaires pastorales. Tout un équilibre de relations complexes et multiples volait en éclats. Simultanément, le pouvoir colonial supprimait les entités territoriales autonomes hutu, réorganisant ces dernières au profit des franges supérieures de la composante tutsi provisoirement promues au rang d’auxiliaire privilégié du Résident Mortehan.

Dans la période précédente, en 1922, il y avait déjà eu la destitution du roi (hutu) du Bukunzi, au sud-ouest, et l’occupation militaire de son territoire. En 1925-1926, le même sort était infligé au Busozo, également au sud-ouest. Les deux royaumes sont alors réorganisés en chefferie, confiée au tutsi Rwagataraka. De même, les chefs hutu qui exerçaient leur autorité dans le cadre de la triple administration du Rwanda traditionnel sont destitués et, chaque fois, remplacés par des Tutsi.

De 1955 à 1959, le pouvoir colonial renverse la vapeur et les alliances. Le gouverneur Harroy, arrivé au Rwanda en 1955, est chargé d’une tâche essentielle : rompre avec les Tutsi et promouvoir les Hutu. A cette fin, il procèdera à ce que lui-même a appelé un phénomène insurrectionnel sous tutelle (premiers massacres ethniques fin 1959), qui sera suivi d’une phase dite de révolution assistée. C’est alors que, dans sa lettre pastorale restée célèbre, Mgr Perraudin proclame qu’il y a réellement au Rwanda plusieurs races assez nettement caractérisées et que le problème des relations contradictoires entre les groupes sociaux est surtout agité à propos des différences de races entre Rwandais.

L’année suivante, dans l’attente de l’indépendance qui interviendra en 1962, un gouvernement provisoire est constitué par Grégoire Kayibanda qui se fera un devoir d’y intégrer plusieurs dignitaires belges. Quelques temps après, Bruxelles, traumatisée par ses déconvenues au Congo voisin, nourrira ses charges contre Patrice Lumumba, accusé d’être vendu à Moscou, par l’éloge quasi inconditionnel de la Première République rwandaise. Le roi Baudouin brillera personnellement et à maintes reprises dans ce type d’exercice.

Le drame est que le peuple rwandais lui-même intériorisa de tels discours et reproduisit après l’indépendance les oppositions et clivages générés par l’ex-métropole. Les deux Républiques successives, celles de Grégoire Kayibanda puis de Juvénal Habyarimana, brandirent la thèse d’une République hutu menacée par une poignée de nilotiques à la volonté de puissance affirmée. Les pogroms ne cessèrent de se multiplier (pour rappel les premiers eurent lieu en 1959 durant la présence belge) chaque fois que le régime en place se heurtait à des difficultés, devenant une véritable technique pour souder le peuple hutu derrière le gouvernement contre un bouc émissaire défini comme racialement et géographiquement étranger.

La plupart des commentateurs occidentaux ont repris cette dichotomie à leur compte sans seulement s’interroger sur la définition du mot ethnie : Hutu, Tutsi et Twa vivaient sur le même territoire, parlaient la même langue, pratiquaient une même religion et possédaient une culture unique. Dès lors, ni le concept de race (le sang), ni celui d‘ethnie (la culture) ne peuvent leur être appliqués. D’après Dominique Franche, être hutu, tutsi ou twa était un fait purement social, en aucun cas, un fait biologique pensé comme tel. Mais c’est ainsi que le conçurent les colonisateurs (…). Il a fallu de la théorie pour que soit perpétré le génocide à la machette, et cette théorie venait d’Europe.

Quitte à passer sous silence le fait que les structures de base de la société traditionnelle étaient le clan (ubwoko), le lignage (umuryango), la maison (inzu, ce qu’il est convenu d’appeler, dans nombre de sociétés africaines, la famille étendue), la famille (urugo, au sens biologique, celui utilisé dans les sociétés occidentales) et non l’ethnie (un mot qui n’a d’ailleurs aucun équivalent en kinyarwanda). Et que, chaque clan regroupait les trois composantes dites ethniques dont la définition pouvait varier d’une région à l’autre, même s’il est généralement admis que les Tutsi étaient plutôt les éleveurs, les Hutu plutôt les agriculteurs, les Twa plutôt les chasseurs et les artisans. Il reste que, sur une génération, une famille pouvait passer d’une catégorie à l’autre, en fonction des mariages ou des évènements économiques ayant ponctué son histoire.

Cette communauté de langue et de culture, que nul ne conteste plus, est l’un des arguments les plus solides pour réfuter la thèse de la composition ethnique du Rwanda[13]. Strictement parlant, si la différence de langue est un élément constitutif de l’ethnie, il faut admettre qu’il n’existe au Rwanda qu’une seule ethnie : les Rwandais. Les colonisateurs successifs (Allemands, puis Belges) arrivaient de pays où l’idée de race faisait florès et c’est à travers le prisme de la race qu’ils appréhenderont et dirigeront le pays. La dépossession de soi pour le Rwanda a commencé, dès les débuts de la colonisation, par la manipulation des origines et de l’identité des Rwandais.

C’est la pensée raciste des colonisateurs, puis des élites acculturées, qui a figé les identités africaines. L’irrémédiable séparation fut accomplie par la colonisation qui importa une dynamique sociale étrangère et stoppa celle qui était propre à la société rwandaise. Comme l’apartheid en Afrique du Sud, l’antagonisme Hutu-Tutsi devint une méthode de gestion politique entre les mains des gouvernements claniques et mafieux qui se succédèrent de 1962 à 1994. Et c’est un alibi commode pour les lobbies et gouvernements occidentaux qui les ont soutenus, parlant de guerre ethnique qui aurait existé de tout temps, ou de majoritéimposant sa loi à une minorité aigrie et par vocation conspiratrice (à la limite, à lire certains, les pogroms périodiques auraient constitué des gestes démocratiques !). Alors que le motrace est banni du discours officiel, le mot ethnie a permis de le remplacer d’une façon pernicieuse à propos des sociétés exotiques ou de nos immigrés de couleur. Les ethnies sont trop souvent le masque politiquement correct des races. Le moyen de pérenniser le discours raciste d’hier tout en assurant bonne conscience à ses utilisateurs d’aujourd’hui. Parler de guerres ethniques revient à jouer le jeu des criminels. Ce sont des guerres politiques.

Le point de vue du Front Patriotique Rwandais

En introduction de son programme politique diffusé en 1992, le FPR a résumé sa vision des « causes historiques de la crise rwandaise ». Le FPR est convaincu que l’absence de démocratie ainsi que les divisions ont été et demeurent encore les causes principales des problèmes que connaît le Rwanda. En effet, le peuple rwandais n’a jamais connu la démocratie ni été associé à la gestion de la chose publique. Durant la période précoloniale, c’est le Mwami assisté de ses chefs qui exerçait une autorité absolue. Cela a engendré des inégalités et injustices sociales propres aux sociétés féodales. La période coloniale est, par son essence même, incompatible avec l’idée de démocratie. C’est de cette époque que date la racialisation de la société rwandaise provoquant des lézardes de la Nation. Sous la Première République, malgré l’existence d’une constitution qui reconnaissait au peuple les droits démocratiques, le système d’exploitation du peuple se perpétua par une poignée de Rwandais au pouvoir qui avaient érigé l’ethnisme et le régionalisme en principe de gouvernement.

D’après le FPR, les dirigeants de la Deuxième République ont institutionnalisé la soi-disant politique d’équilibre ethnique et régional comme base de la démocratie responsable. La privation de démocratie et la division du peuple sont les causes profondes de la crise politique, économique et sociale du Rwanda. C’est pourquoi le FPR est profondément attaché à la grande idée démocratique et à l’unité du pays, seules voies capables de réconcilier le peuple rwandais avec lui-même par le respect des droits de l’Homme et du Citoyen, et d’engager le pays tout entier sur la voie du progrès.

Dépassant toutes les formes de sectarisme qui ont jusqu’à présent déchiré la nation et le peuple rwandais, profondément attaché à la démocratie dont l’une des pratiques est la confrontation des idées et non celle des ethnies ou des régions comme on nous l’a fait croire jusqu’à ce jour, le FPR est une organisation politique ouverte à tout Rwandais qui adhère aux idées et aux principes consignés dans son programme politique[14].

Pour mieux réaliser leur politique, les Européens ont utilisé une poignée de Tutsi parmi l’aristocratie féodale au pouvoir à l’époque précoloniale. Les confortant dans leur position antérieure de privilégiés au sein de la société rwandaise précoloniale, et dans le complexe de supériorité qu’ils avaient déjà sur les autres Rwandais, les Européens ont fait comprendre aux chefs qu’ils provenaient d’une ethnie de souche non africaine qui s’apparenterait de peu à la race européenne et qu’ils auraient, de par leurs origines, des aptitudes particulières à l’exercice du pouvoir. En leur ouvrant exclusivement l’école et en leur facilitant l’acquisition de richesses, l’autorité tutélaire en a fait son instrument de domination et d’exploitation du peuple rwandais. Cette politique eut pour résultat de focaliser la haine de la masse brimée sur ces chefs qui en étaient les instruments et qui avaient, contrairement aux maîtres blancs qui restaient en retrait, des contacts directs avec cette masse.

La conscientisation hutu emprunte la forme d’un populisme chrétien sur les violences de 1959, consécutives au renversement de stratégie opérée par le colonialisme belge, elles résultent de complexes divisions sociales, liées au mode de production féodal d’une part, et polarisées en divisions essentiellement ethniques pendant la période de la tutelle d’autre part, qui conduisirent à une confrontation sociale fortement marquée du cachet de luttes interethniques dans lesquelles l’autorité tutélaire et l’Église catholique ont joué le rôle de catalyseur.

D’après Jean-Pierre Chrétien, la violence interethnique a débuté en 1959, par une révolution sociale curieusement bénie par l’Église missionnaire et soutenue par les autorités coloniales au départ, la conscientisation hutu emprunte la forme d’un populisme chrétien, mêlant la justice à la double référence du nombre et de l’autochtonie. Les émeutes de la Toussaint rwandaise de 1959 et l’épuration de l’administration coutumière orchestrée par les autorités militaires belges, sous les ordres du colonel Guy Logiest (résident militaire du Rwanda fin de l’année 1959, puis résident spécial du 10 décembre 1959 à juin 1962), ont joué un rôle politique fondateur essentiel, impliquant le peuple hutu dans une stratégie de rupture socio-raciale difficile à seulement imaginer au début des années cinquante. Les Hutu n’entrant pas dans cette logique devenaient traîtres à leur ethnie, tandis que les Tutsi qui n’avaient pas fui à l’extérieur du pays s’installaient dans la position de boucs émissaires virtuels en cas de crise.

La même dérive a gagné le Burundi voisin, lui aussi ex-colonie belge, lors d’une tentative de putsch organisée par des gendarmes hutu contre le monarque tutsi et suivie de nombreux massacres de familles tutsi dans le centre du pays. La mise en scène du modèle rwandais sur le terrain burundais a mis en œuvre un processus de prédiction créatrice ou prophétie autoréalisante (en donnant a priori de la situation une fausse définition, les politiciens hutu concernés provoquèrent un nouveau comportement, aussi bien chez les Tutsi que chez eux-mêmes, ce qui rendit vraies des imputations initialement fausses).

Ce schéma s’est retrouvé à chaque vague de violences qui ensanglanta le Burundi : la propagande, jouant des frustrations des uns et de la diabolisation des autres, a pu annoncer de façon lancinante ce qui devait arriver selon la logique des positions les plus extrêmes (cf. les pogroms anti-tutsi de 1972, suivis par une véritable décimation des cadres civils et militaires hutu burundais). La conscientisation ethnique a pris la forme d’une sorte d’incantation et de cri de guerre civile totale créant pour l’ensemble de la population un climat de plus en plus obsédant.

C’est la classe aisée qui renferme le virus du tribalisme[15]. Effectivement, le mal vient d’en haut. Ce sont des cadres peu méritants qui, pour se maintenir, pour se hisser à certains postes convoités, ont besoin de pistons, d’astuces et d’artifices. Ce sont aussi des responsables insatiables qui, pour faire aboutir leurs ambitions inavouables, font de la division ethnique une stratégie politique. Alors, s’ils sont tutsi, ils dénoncent, au besoin avec des combats tactiques à l’appui, un péril hutu à contrer. S’ils sont hutu, ils dévoilent un apartheid tutsi à combattre … En d’autres termes, au Burundi, l’ethnisme est devenu une grille de lecture et un moyen d’action, une référence incontournable pour toute faction aspirant au pouvoir. Le pays vit sous le règne d’un « cercle vicieux » soigneusement entretenu[16] : l’ethnisme conduit au génocide et le génocide est exhibé comme la vérité insurpassable de cette idéologie. En somme, l’ethnisme est le type même des systèmes prophétiques autoréalisateurs : c’est une haine qui s’autojustifie, se légitime, se renforce, se développe dans la conscience sociale par les crimes racistes qu’elle engendre.

 4.      Nous sommes, chacun de nous, responsables de chaque guerre, à cause de l’agressivité de notre propre vie, à cause de notre nationalisme, de notre égoïsme, de nos dieux, de nos préjugés, de nos idéaux, qui nous divisent[17].

 La solution préconisée par un philosophe

Les structures de tous les changements extérieurs qu’amènent des guerres, des révolutions, des réformes, des lois ou des idéologies, ont été incapables de modifier la nature profonde de l’homme, donc des sociétés. En tant qu’individus humains vivant dans la monstrueuse laideur de ce monde, demandons-nous donc s’il est possible de mettre fin à des sociétés basées sur la compétition, la brutalité et la peur. Posons-nous cette question, non pas comme une spéculation ou un espoir, mais de telle sorte qu’elle puisse rénover nos esprits, les rendre frais et innocents, et faire naître un monde totalement neuf. Cela ne peut se produire, je pense, que si chacun de nous reconnaît le fait central que nous, individus, en tant qu’êtres humains, en quelque partie du monde où nous vivons, ou à quelque culture que nous appartenons, sommes totalement responsables de l’état général du monde.

Nous sommes, chacun de nous, responsables de chaque guerre, à cause de l’agressivité de notre propre vie, à cause de notre nationalisme, de notre égoïsme, de nos dieux, de nos préjugés, de nos idéaux, qui nous divisent. Ce n’est qu’en nous rendant compte – non pas intellectuellement mais d’une façon aussi réelle et actuelle qu’éprouver la faim ou la douleur – que vous et moi sommes responsables de la misère dans le monde entier parce que nous y avons contribué dans nos vies quotidiennes et que nous faisons partie de cette monstrueuse société, de ses guerres, ses divisions, de sa laideur, de sa brutalité, et de son avidité – ce n’est qu’alors que nous agirons.

Mais que peut faire un être humain ? Que pouvons-nous faire, vous et moi, pour créer une société complètement différente ? Nous nous posons là une question très sérieuse : est-il possible de taire quoi que ce soit. Que peut-on faire ? Quelqu’un pourrait-il nous le dire ? De soi-disant guides spirituels – qui sont censés comprendre ces choses mieux que nous – nous l’ont dit en essayant de nous déformer, de nous mouler selon certains modèles, et cela ne nous a pas menés loin ; des savants nous l’ont dit en termes érudits et cela ne nous a pas conduits plus loin. On nous a affirmé que tous les sentiers mènent à la vérité : l’un a son sentier en tant qu’Hindou, l’autre a le sien en tant que Chrétien, un autre encore est Musulman, et ils se rencontrent tous à la même porte – ce qui est, si vous y pensez, évidemment absurde.

La Vérité n’a pas de sentier, et c’est cela sa beauté, elle est vivante. Une chose morte peut avoir un sentier menant à elle, car elle est statique. Mais lorsque vous voyez que la vérité est vivante, mouvante, qu’elle n’a pas de lieu où se reposer, qu’aucun temple, aucune mosquée ou église, qu’aucune religion, qu’aucun maître ou philosophe, bref que rien ne peut vous y conduire – alors vous verrez aussi que cette chose vivante est ce que vous êtes en toute réalité : elle est votre colère, votre brutalité, votre violence, votre désespoir. Elle est l’agonie et la douleur que vous vivez.

La vérité est en la compréhension de tout cela, vous ne pouvez le comprendre qu’en sachant le voir dans votre vie. Il est impossible de le voir à travers une idéologie, à travers un écran de mots, à travers l’espoir et la peur.

Nous voyons donc que nous ne pouvons dépendre de personne. Il n’existe pas de guide, pas d’instructeur, pas d’autorité. Il n’y a que nous et nos rapports avec les autres et avec le monde. Il n’y a pas autre chose. Lorsque l’on s’en rend compte, on peut tomber dans un désespoir qui engendre du cynisme et de l’amertume, ou, nous trouvant en présence du fait que nous et nul autre sommes responsables de ce monde et de nous-mêmes, responsables de nos pensées, de nos sentiments, et de nos actes, nous cessons de nous prendre en pitié. En général, nous prospérons en blâmant les autres, ce qui est une façon de se prendre en pitié.

Pouvons-nous parvenir aux racines mêmes de la violence et nous en libérer ?

La peur, le plaisir, la douleur, la pensée et la violence sont intimement reliés. La plupart d’entre nous prennent du plaisir à être violents, à détester des individus, à haïr des groupes ou des races, à éprouver un sentiment quelconque d’inimitié. Mais lorsque naît en nous un état d’esprit où toute violence a pris fin, une joie l’accompagne, très différente du plaisir que donnent la violence et ses manifestations telles que les conflits, les haines, les terreurs.

Pouvons-nous parvenir aux racines mêmes de la violence et nous en libérer ? A défaut de cela, nous vivrons indéfiniment en état de guerre les uns contre les autres. Si c’est ainsi que vous voulez vivre – et c’est ce qu’apparemment veulent la plupart des personnes – continuez à dire que, encore que vous le déploriez, la violence ne pourra jamais cesser. Mais dans ce cas, nous n’aurons, entre nous, aucun moyen de communication, car vous vous serez bloqués. Si, au contraire, vous pensez qu’il serait possible de vivre autrement, alors nous pourrons communiquer les uns avec les autres.

Examinons donc, entre ceux qui s’entendent, la question de savoir si l’on peut mettre fin, en soi-même, à toute forme de violence tout en vivant dans ce monde monstrueusement brutal. Je crois que c’est possible. Je ne veux avoir en moi aucun élément de haine, de jalousie, d’angoisse ou de peur. Je veux vivre totalement en paix, ce qui ne revient pas à dire que je souhaite mourir : je veux vivre sur cette merveilleuse terre, si belle, si pleine, si riche ; je veux voir les arbres, les fleurs, les cours d’eau, les vallées, les femmes, les garçons et les filles, et en même temps vivre tout à fait en paix avec moi-même et avec le monde. Que puis-je faire pour cela ?

Si nous pouvons observer la violence, non seulement dans la société – avec ses guerres, ses émeutes, ses conflits nationaux, ses antagonismes de classes – mais aussi en nous, alors, peut-être, pourrons-nous aller au-delà.

Ce problème est très complexe. Pendant des siècles et des siècles l’homme a été violent ; des religions, dans le monde entier, ont essayé de le rendre plus amène, et n’y sont pas parvenues. Si donc, nous avons l’intention de pénétrer dans cette question, nous devons, il me semble, être pour le moins très sérieux, car elle nous conduira dans un tout autre domaine, tandis que si nous ne l’abordons qu’en tant que divertissement intellectuel, nous n’irons pas très loin.

Peut-être croyez-vous être très sérieux, lorsque vous vous dites que tant que le reste du monde ne s’orientera pas résolument vers la solution du problème de la violence, vous n’y pourrez rien. En ce qui me concerne, peu m’importe l’attitude des autres. J’envisage cette question avec le plus profond intérêt. Je ne suis pas le gardien de mon frère. En tant qu’être humain, je ressens très profondément la nécessité de mettre fin à la violence et je veillerai à y mettre fin en moi-même. Mais je ne peux vous dire, ni à vous ni à quiconque, de ne pas être violents. Cela n’aurait aucun sens, sauf si vous en aviez le désir. Si donc vous avez réellement la volonté de découvrir ce qu’est la violence, poursuivons ensemble un voyage d’exploration dans ce domaine.

Ce problème est-il ailleurs ou ici ? Cherchez-vous à le résoudre dans le monde extérieur ou à examiner la violence elle-même, telle qu’elle existe en vous ? Si vous êtes libres de toute violence en vous-mêmes la question qui se pose est : « Comment puis-je vivre dans un monde rempli de violence, d’ambition, d’avidité, d’envie, de brutalité ? Ne serais-je pas détruit? » Telle est la question inévitable que l’on se pose intérieurement.

Il me semble que lorsqu’on soulève cette question, c’est qu’on ne vit pas en paix, car dans le cas contraire, il n’y aurait aucun problème. On peut se faire emprisonner parce qu’on refuse d’être mobilisé, ou fusiller parce qu’on refuse de se battre. Eh bien, on est fusillé : cela n’est pas un problème. Il est extrêmement important de le comprendre. J’essaie ici de voir la violence en tant que fait, non en tant qu’idée : en tant qu’elle existe dans l’être humain, et en tant que cet être est moi-même.

A cet effet, il me faut être « complètement » vulnérable : je dois m’ouvrir à cette exploration, m’exposer à ma propre présence (pas nécessairement à la vôtre, car cela pourrait ne pas vous intéresser) ; je dois être dans un état d’esprit qui me pousserait jusqu’à l’extrême limite de ma recherche, sans m’arrêter à aucune étape en la jugeant suffisante.

Il doit m’apparaître avec évidence, maintenant, que je suis un être humain violent. J’ai reconnu la violence dans mes colères, dans mes exigences sexuelles, dans mes haines, dans les inimitiés que j’ai suscitées, dans ma jalousie ; j’en ai fait l’expérience vécue ; je l’ai connue ; et je me dis que je veux la comprendre tout entière, ne pas m’arrêter à une quelconque de ses manifestations (telle que la guerre) mais dégager le sens de l’agressivité dans l’homme, qui existe aussi chez les animaux, et dont je suis partie intégrante.

La violence ne consiste pas uniquement à nous entretuer.

Nous sommes violents dans nos altercations, nous le sommes lorsque nous écartons quelqu’un de notre chemin, nous le sommes lorsque la crainte nous incite à obéir. La violence n’est pas seulement ces boucheries humaines organisées au nom de Dieu, d’une société, d’un pays. Elle existe aussi dans des sphères plus subtiles, plus secrètes et c’est là, dans ses grandes profondeurs, qu’il nous faut la chercher.

Lorsque vous vous dites indien, musulman, chrétien, Européen, ou autre chose, vous êtes violents. Savez-vous pourquoi ? C’est parce que vous vous séparez du reste de l’humanité, et cette séparation due à vos croyances, à votre nationalité, à vos traditions, engendre la violence. Celui qui cherche à comprendre la violence n’appartient à aucun pays, à aucune religion, à aucun parti politique, à aucun système particulier. Ce qui lui importe c’est la compréhension totale de l’humanité.

Deux façons de penser existent au sujet de la violence. Selon une école, elle est innée dans l’homme ; selon l’autre, elle est le résultat de son héritage social et culturel. Aucune de ces deux façons de voir ne nous intéresse : elles n’ont aucune importance ; l’important est le fait que nous sommes violents, non de raisonner à ce sujet.

Une des manifestations les plus habituelles de la violence est la colère. Si ma femme ou ma sœur sont attaquées, je me dis que ma colère est juste. J’éprouve également cette juste colère lorsque mon pays, mes idées, mes principes, mon mode de vie sont attaqués. Je l’éprouve encore lorsque mes habitudes, mes petites opinions sont menacées. S’il arrive qu’on me marche sur les pieds ou qu’on m’insulte, je me mets en colère, ou encore si quelqu’un m’enlève ma femme et que je suis jaloux : cette jalousie passera pour être bienséante et juste, parce que cette femme est ma propriété. Tous ces aspects de la colère sont justifiés moralement, ainsi que tuer pour mon pays.

Donc lorsque nous parlons de la colère, qui est une forme de violence, distinguons-nous, selon notre inclination et les influences du milieu, celle qui est juste de celle qui ne l’est pas, ou considérons-nous la colère en tant que telle ? Une colère juste ? Cela peut-il exister ? Ou la colère a-t-elle une qualité intrinsèque, tout comme l’influence qu’exerce la société, que je qualifie de bonne ou mauvaise, selon qu’elle me convient ou non ? Dès que vous protégez votre famille, votre pays, un bout de chiffon coloré que vous appelez un drapeau, ou une croyance, une idée, un dogme, ou l’objet de vos désirs, ou ce que vous possédez, cette protection même est un indice de colère.

Pouvez-vous examiner cette colère sans l’expliquer ou la justifier, sans vous dire qu’il vous faut protéger votre bien, ou que vous avez le droit d’être en colère, ou qu’il est absurde de l’être ? Pouvez-vous la regarder comme une chose en soi ? La regarder complètement, objectivement, c’est-à-dire sans l’absoudre ni la condamner ? Le pouvez-vous ?

Puis-je vous voir objectivement si je suis votre adversaire ou si je pense que vous êtes un être merveilleux ? Je ne peux vous voir tel que vous êtes que si je vous regarde avec une attention que n’altèrent pas de tels rapports. Mais puis-je regarder la colère de la même façon ? Être vulnérable à ce phénomène extraordinaire ? Ne pas lui résister ? L’observer sans la moindre réaction ? C’est très difficile de l’observer sans passion, parce que la colère fait partie de mon être. Et pourtant, c’est ce que j’essaie de faire.

Me voici, être humain violent, blanc, noir, brun ou rouge, et il ne m’intéresse pas de savoir si j’ai hérité cette violence ou si la société l’a engendrée en moi : ce qu’il m’importe de savoir, c’est si je peux m’en libérer. Cette question pour moi prime tout le reste, nourriture, besoin sexuel, situation sociale, car elle me corrompt, me détruit et détruit notre monde. Je veux la comprendre, la transcender. Je me sens responsable de toute la colère et de toute la violence du monde. Je m’en sens réellement responsable ; ce ne sont pas que des mots : je me dis : « Je ne peux agir dans ce sens que si je suis au-delà de la colère, au-delà de la violence, au-delà des particularismes nationaux. »

Ce sentiment de devoir comprendre la violence en moi engendre une immense vitalité, une passion de savoir. Mais pour aller au-delà de la violence, je ne dois ni la refouler, ni la nier, ni me dire : « Elle fait partie de moi, je n’y peux rien » ou : « Je veux la rejeter. » Je dois la regarder, l’étudier, entrer dans son intimité et à cet effet je ne dois ni la condamner ni la justifier. C’est, pourtant, ce que nous faisons. Je vous demande donc de suspendre, pour l’instant, vos jugements à son sujet.

Comment mettre fin à la violence et aux guerres ?

Si vous voulez mettre fin à la violence et aux guerres, demandez-vous combien de vous-mêmes, combien de votre vitalité vous y mettez. N’êtes-vous pas profondément affectés de voir que vos enfants sont tués, que vos fils sont enrégimentés, assujettis, assassinés ? Cela vous est-il indifférent ? Grand Dieu, si cela ne vous émeut pas, qu’est-ce qui vous intéresse ? Conserver votre argent ? Vous divertir ? Vous droguer ? Ne voyez-vous pas que votre propre violence est en train de détruire vos enfants ? Ou n’est-ce là qu’une abstraction pour vous ?

Fort bien. Si la question vous intéresse, adonnez-vous à elle de tout votre cœur et de tout votre esprit. Ne demeurez pas assis en me demandant de vous en parler. J’attire votre attention sur le fait qu’il est impossible de réellement voir la colère et la violence si on les condamne ou les justifie, et que si elles ne représentent pas un problème brûlant, on ne peut pas s’en libérer. Commencez donc par apprendre. Apprenez à regarder la colère, à voir votre mari, votre femme, vos enfants ; à écouter les hommes politiques. Apprenez à voir pourquoi vous n’êtes pas objectifs, pourquoi vous condamnez ou justifiez : si vous condamnez ou justifiez, c’est parce que cela fait partie de la structure de la société où vous vivez.

Vous êtes conditionnés en tant qu’Allemands, Indiens, Nègres, Américains, au hasard de votre naissance, et votre condition a alourdi vos esprits. Pour découvrir une vérité fondamentale on doit pouvoir explorer ses profondeurs. On n’y parvient pas si l’outil dont on dispose est émoussé. Ce que nous faisons en ce moment c’est aiguiser cet outil, qui est cet esprit devenu obtus à force de condamner et de justifier. On ne peut explorer des profondeurs qu’avec un esprit pénétrant comme une aiguille, dur comme le diamant.

Il est inutile de s’asseoir dans un fauteuil et de se demander : « Comment puis-je avoir un esprit fait de la sorte ? » Il faut le sentir comme on a faim, et il faut se rendre compte que ce qui abêtit l’esprit est son sentiment d’invulnérabilité, qui l’a enfermé dans des murs. Ce sentiment est présent chaque fois que l’on condamne ou que l’on justifie. Si l’on peut s’en débarrasser, on peut regarder, étudier, pénétrer un problème et peut-être parvenir à un état où l’on en est totalement conscient.

Revenons au cœur de la question « pouvons-nous déraciner la violence en nous-mêmes ? » Si je vous disais : « Pourquoi n’avez-vous pas changé ? » ce serait une forme de violence. Ce n’est pas du tout cela que je vous dis. Je n’ai en aucune façon le désir de vous convaincre de quoi que ce soit. C’est votre vie, non la mienne, et chacun la vit comme il l’entend. Je demande simplement s’il est possible à un être humain, psychologiquement intégré à une société quelle qu’elle soit, de se débarrasser de sa propre violence. Si un tel processus est possible, il ne peut manquer de susciter une nouvelle façon de vivre.

La plupart d’entre nous ont accepté que la violence soit à la base de leur mode de vie. Deux guerres horribles ne nous ont appris qu’à dresser des barrières de plus en plus nombreuses entre les hommes – c’est-à-dire entre vous et moi. Mais ceux qui veulent s’affranchir de la violence, comment doivent-ils s’y prendre ? Je ne pense pas qu’ils puissent y parvenir en s’analysant ou en se faisant analyser par un spécialiste. Ils pourraient, par ce moyen, se modifier quelque peu, vivre un peu plus paisiblement, dans un meilleur climat affectif, mais ils ne pourraient acquérir la perception totale qu’ils recherchent.

Toutefois, il nous faut savoir nous analyser, car ce processus aiguise considérablement l’esprit et lui confère une qualité d’attention, de pénétration, de sérieux, qui lui permettra de parvenir à une perception totale. Nous n’avons pas la faculté innée de percevoir un ensemble d’un seul coup d’œil. Cette clarté de vision n’est possible que lorsqu’on a appris à bien voir les détails, après quoi, on peut « sauter ».

Tout problème vu dans la clarté est résolu.

Il arrive que pour essayer de n’être plus violents, nous nous appuyons sur un concept, un idéal appelé la « non-violence », pensant qu’en faisant appel à l’opposé de la violence, nous pourrions abolir le fait lui-même. Mais nous n’y parviendrons pas. Nous avons des idéaux en grand nombre ; tous les livres sacrés en sont pleins ; et pourtant nous sommes encore violents. Pourquoi donc ne pas affronter la violence elle-même et oublier le mot qui la désigne ?

Si l’on veut comprendre l’actuel, on doit y consacrer toute son attention, toute son énergie, lesquelles font défaut lorsqu’on pense à un monde idéal fictif. Mais pouvons-nous bannir tout idéal de notre pensée ? Une personne sérieuse, qui a un intense désir de découvrir la vérité, de savoir ce qu’est l’amour dans le vrai sens de ce mot, ne doit avoir dans l’esprit aucun concept d’aucune sorte. Elle doit vivre dans ce qui « est » dans l’actuel.

Pour voir en fait ce qu’est la colère, on ne doit passer aucun jugement à son sujet, car aussitôt que l’on pense à son opposé on la condamne, ce qui empêche de la voir. Lorsque vous déclarez détester ou haïr quelqu’un, cela peut paraître brutal, mais le fait est là, et si vous l’examinez à fond, complètement, il disparaît, tandis que si vous vous dites : « Je ne dois pas haïr ; je dois avoir de l’amour en mon cœur », vous vivez dans un monde hypothétique, avec une double série de valeurs. Vivre dans le présent, complètement, totalement, c’est vivre avec ce qui « est », avec l’actuel, sans le condamner ni le justifier. Tout problème vu dans cette clarté est résolu.

Pouvez-vous voir ainsi le visage de la violence, non seulement dans le monde extérieur, mais aussi le visage réel qu’elle assume en vous, ce qui veut dire vous en libérer parce que vous n’avez admis aucune des idéologies qui la combattent ? Cela nécessite une méditation profonde, non un acquiescement verbal ou une dénégation.

Vous avez maintenant lu toute une série d’assertions, mais les avez-vous comprises ? Vos esprits conditionnés, vos façons de vivre, toute la structure de la société vous empêchent de voir un fait tel qu’il est et de vous en affranchir séance tenante. Vous dites « J’y penserai ; je verrai s’il m’est possible ou non de m’affranchir de la violence ; j’essaierai. » Cette déclaration « j’essaierai » est une des pires que l’on puisse faire. Essayer, faire de son mieux, cela n’existe pas. On fait la chose ou on ne la fait pas. Vous voulez du temps pour prendre une résolution lorsque la maison brûle. Elle brûle à cause de la violence dans le monde, et vous dites : « Donnez-moi le temps de trouver l’idéologie la plus propre à éteindre l’incendie. »Lorsque la maison brûle, discutez-vous sur la couleur des cheveux de celui qui apporte de l’eau ?


[1] On utilise tradition primordiale au lieu de religion pour éviter la confusion avec les religions actuelles établies.

[2] L’article peut être consulté sur le site http://afrique.cauris.free.fr/semujanga.html.

[3] Par Dominique Temple d’après l’œuvre de Josias Semujanga – Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes – L’Harmattan 1998.

[4] Le récit se trouve sur le site cité

[5] Voir définition sur le site

[6] Jean Chatain « Paysage après le génocide » Edition « Le Temps des Cerises » juillet 2007

[7] par l’universitaire Léon Mugesera, vice-président du MRND pour la préfecture de Gisenyi, fief du clan présidentiel

[8]Souligné par l’Institut de Recherche et de Dialogue pour la Paix (IRDP) de Kigali :

[9] Colette Braeckman, « Rwanda. Histoire d’un génocide », Fayard, 1994, p 37 et suivantes.

[10] Point de vue de Servilien M. Sebasoni,

[11] Résumé de Claudine Vidal

[12] Dominique Franche « Généalogie du génocide rwandais », sortie à l’occasion du dixième anniversaire des événements d’avril-juillet 1994,

[13] insiste de son côté l’universitaire rwandais Servilien M. Sebasoni

[14] Alexis Kanyarengwe, alors président du FPR

[15] Constat dressé en novembre 1968 par le ministre de l’Information burundais Martin Ndayahoze (lui-même hutu)

[16] Jean-Paul Gouteux « La nuit rwandaise » Edition L’esprit frappeur

[17] Krishnamurti « Se libérer du connu »Le Livre de Poche

Education philosophique

Séminaire : « Le Cancer Racisme »

Bruxelles, 10 novembre 2007

Exposé de F. Figares

[quote ]L’homme se différencie de l’animal parce qu’il ne privilégie pas la force par rapport à la dignité, et parce qu’il est capable d’aider le plus faible à se lever[/quote]

Jorge A. Livraga « Aphorismes », Ed. Nouvelle Acropole

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La Journée Mondiale de la Philosophie

NA en Belgique et NA dans une cinquantaine de pays ont répondu à la demande lancée par l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO), de célébrer, à compter de 2002, le troisième jeudi de chaque mois de novembre, la journée mondiale de la philosophie.

En novembre 2006, NA Internationale a organisé plus de 150 activités dans le cadre de la Journée Mondiale de la Philosophie et dans une cinquantaine de pays. Cela a permis de souligner que la philosophie à la manière classique, c’est-à-dire la philosophie comme une forme de vie, peut enrichir les différentes formes d’expression propres aux hommes de toute culture, ethnie, pays.

Cultiver la philosophie

L’objectif principal de cette initiative de l’UNESCO est de mettre en évidence l’importance de cultiver la philosophie, pour faire face aux conditions particulières propres au monde actuel. L’UNESCO propose la promotion de l’enseignement de la philosophie dans le monde entier. L’Organisation Internationale Nouvelle Acropole (OINA) fait de même depuis la fin des années 50, depuis sa fondation en 1957. Nouvelle Acropole voudrait que la philosophie sorte des vitrines et des universités pour se placer au cœur de l’éducation dans la cité. NA œuvre avec ténacité pour restaurer la pratique de la philosophie à la manière classique, l’art d’enseigner à penser et à réfléchir de manière juste pour pouvoir mener une vie morale, une vie citoyenne responsable et digne.

NA témoigne que cela est possible au-delà de toutes les différences propres aux latitudes et aux mentalités des peuples et des pays de notre monde : Nous avons développé ces activités dans des pays aussi variés que la Russie et la Bolivie, le Pérou ou l’Allemagne, le Canada ou le Japon… Et malgré des différences régionales et naturelles, tous les participants à nos programmes, cours, actions et activités ont en commun la recherche de réponses aux questions philosophiques aussi vieilles que l’humanité elle-même : Qui suis-je ? D’où je viens ? Où allons-nous ?

L’éducation philosophique

Beaucoup de réponses peuvent être apportées grâce à l’éducation philosophique. Mais qu’est ce que l’éducation philosophique ?

Qui mieux que Platon peut répondre pour à cette question ? Platon nous dit que la meilleure éducation est celle qui a été proposée par le meilleur des philosophes, par son maître Socrate. C’est lui qui sort des élites intellectuelles de son temps pour s’adresser à tous sur la place publique. Socrate, à travers la plume de son disciple Platon nous dit que toutes les disciplines propres à la culture humaine gardent un message essentiel qui doit être proposé à travers une éducation globale et humaniste.

Une vie morale, une pratique de la vertu philosophique, reflète le bien fondé d’une éducation philosophique humaniste.

Pour Platon et Socrate, la philosophie est la « mère de toutes les sciences » ou, si l’on préfère, la colonne vertébrale de toute Culture humaniste.

En effet, la Culture, qui est le fondement de toute Civilisation a pour fonction d’humaniser l’homme qui n’est pas homme seulement par son génome ou son patrimoine génétique mais aussi, et surtout, par son patrimoine culturel.

Si le code génétique transmet le programme d’évolution physique de l’homme, la culture transmet les valeurs humaines fondamentales, les connaissances, les usages, l’expérience des générations passées. Elle transmet donc le programme d’évolution individuelle et collective de l’humanité.

Cette expérience, si elle n’est pas intégrée et réactualisée au regard des nouveaux défis du présent, peut figer les sociétés dans une forme de conservatisme aveugle. La société devient incapable de s’adapter, de se remettre en question, de trouver des solutions créatives pour répondre aux nouveaux enjeux qui se posent à elle.

La transmission de la culture se fait par l’éducation dont le rôle essentiel est celui de dévoiler la nature humaine gisant au cœur de l’animal que nous sommes de par notre patrimoine génétique. Aux dires des anciens philosophes grecs, la nature humaine s’exprime à travers les valeurs humaines ou « vertus philosophiques ».

Eduquer provient du latin educere : faire sortir, extraire, élever. L’éducation philosophique a donc comme rôle d’extraire les valeurs humaines dans toutes les disciplines qui s’expriment à travers la culture.

La pyramide culturelle

Le philosophe Jorge A. Livraga, fondateur de NA, nous propose une relecture éclairée du rôle de la philosophie comme « extracteur » des valeurs humaines cachées dans toutes les disciplines et voies de la grande pyramide culturelle.

Les valeurs humaines propres de l’Art sont toutes associées à la Beauté, à l’esthétique. Les valeurs humaines cachées au cœur de la Religion sont associées à la Bonté et à toutes ses formes : compassion, solidarité, etc.

Celles de la Science sont en relation avec la Vérité objective qui nous présente un univers grandiose, une planète prodigieuse et magnifique… Nous ne pouvons plus continuer à produire et à consommer sans aucun « état d’âme ». Nous ne pouvons plus continuer à polluer, à fabriquer des mines personnelles… en détournant la science et la technologie au profit de l’enrichissement ou d’idéologies dépassées mais dangereuses. Il faut que la science se fertilise avec la philosophie.

Et n’oublions pas les valeurs humaines associées à la Politique qui, sans philosophie, se traduisent en pure et mauvaise administration. Le sens de la Politique, la Politique philosophique doit se centrer sur les deux piliers majeurs de toute organisation humaine, la Justice et l’Education. Le rôle essentiel de la Politique est de promouvoir une éducation philosophique pour tous, sans aucune distinction, éducation qui se traduit dans un comportement moral ou citoyen.

La Politique philosophique se doit de créer les conditions et les moyens nécessaires pour que tous deviennent des citoyens, des hommes et des femmes profondément éthiques. Sans la promotion de l’étique, la politique est stérile est nous pensons que c’est à la philosophie à la manière classique que revient le rôle de rétablir l’orientation et la finalité essentielle de la politique.

Comprendre l’autre

L’éducation philosophique nous permet de comprendre l’autre, c’est-à-dire, de développer une sensibilité envers les valeurs humaines que l’autre exprime à travers sa culture, ses traditions, son ethnie. Cela demande un respect issu d’un sentiment de rapprochement, et pourquoi pas rêver, un sentiment de fraternité qui est le but final.

Le problème du racisme est un problème d’incompétence et d’insensibilité dans l’approche de l’autre. Lorsqu’il y a un échange affectif, naturel et sain, la différence est intégrée comme normale.

Pour s’en convaincre, observons simplement une cour de récréation : des enfants de toutes couleurs, confessions et origines sociales s’y retrouvent et les seuls heurts qui se produisent sont dus à des incompatibilités de caractères. L’enfant peut assimiler un grand nombre de différences. A cet égard, la réaction des parents est fondamentale. S’ils refusent de répondre à la question de l’enfant sur ce qu’est une différence, ce dernier croira qu’il s’agit de quelque chose de grave dont on ne peut parler. En ce sens, les futurs racistes, c’est nous, adultes, qui les engendrons.

Le plus important est la coexistence qui est une traduction appauvrie du mot latin « convito », le vivre avec l’autre, le partage des difficultés, d’échecs, de réussites, de rires et des joies. Les enfants savent vivre avec l’autre de manière spontanée et naturelle. L’adulte a plus de problèmes : il est surinformé quant aux origines communes des êtres humains. Toutes les disciplines nous parlent de l’unité de l’espèce humaine et tout le monde accepte de facto ce que la science nous dit mais le résultat de ces connaissances est presque nul car elles ne sont pas vécues.

Actuellement, la plupart des messages sont transmis par l’audiovisuel : par des yeux et des oreilles anonymes. Les campagnes d’information sont faites par des robots. Aucune corde sensible n’est touchée. Tout reste à l’état de slogans : « Plus jamais ça », « Touche pas à mon pote », « Un Blanc vaut un Noir », etc. Intellectuellement, cela semble facile mais dans la réalité, dans la vie de tous les jours, les choses sont beaucoup plus difficiles. Et lorsque face à un Marocain, un Belge ou un Suédois, le slogan se répète, si leur cœur n’a jamais été touché par l’autre, ils seront eux-mêmes victimes de la force de leurs préjugés et de leurs habitudes contre lesquels une information déshumanisée ne peut rien.

Un véritable changement ne sera possible que lorsqu’il aura été effectué au niveau individuel, au niveau du cœur.

Nouvelle Acropole et le nouvel humanisme

Depuis 50 ans, NA, dans une cinquantaine de pays au monde, promeut une philosophie profondément humaniste basée sur les Humanités. L’humanisme englobe l’humanitaire qui en est aujourd’hui sa seule et réduite expression. A la Renaissance, dernière époque où l’Humanisme était triomphant, l’humanitaire se définissait tout simplement comme « servir, aider le plus faible ». L’Humanisme dans conception d’origine, loin d’être une accumulation de connaissances érudites, se traduisait à travers un pacte envers soi-même, un contrat pour développer la maîtrise de ses propres émotions, de ses pensées et de ses comportements.

L’humanitaire, indispensable de nos jours, est un traitement d’urgence tandis que l’humanisme est le traitement de fond. C’est le chemin qui redonne à l’homme sa force morale, sa dignité, comme l’exprima si bien Pic de la Mirandole.

L’idéal humaniste et le nouvel humanisme proposés par NA représentent un état de conscience, un idéal de vie, un sentiment d’appartenance et de responsabilité devant le genre humain.

NA essaie de créer une expérience de « convito » pacifique et de désarmement idéologique indispensable à réaliser. Mais cela passe d’abord par une transformation individuelle réaliste et patiente, car il est vrai que nous ne pouvons pas exiger des autres ce que nous ne sommes pas capables de vivre nous-mêmes.