Le refus de la différence

Jorge Livraga

Fondateur de Nouvelle Acropole

Article paru dans la revue Nouvelle Acropole (Belgique), n° 17, mai 1983, pp. 17-21.

A l’heure où les biologistes s’interrogent sur la notion même de race, le thème qui soulève toujours les passions et déclenche toutes sortes d’affrontements, c’est bien celui du racisme. En tant que Philosophes aimant la Vérité, nous souhaiterions envisager ce sujet à la lumière de la pensée traditionnelle. En confrontant ces points de vue aux conceptions actuelles sur l’homme, nous trouverons peut-être une certaine clarté. Et surtout, en apprenant à connaître et accepter la diversité des cultures, nous saurons nous rapprocher d’une meilleure compréhension de ce qu’est l’humanité dans son ensemble.

Il ne faut pas oublier qu’au-delà des préjugés et des opinions, il existe des lois inexorables de la Nature qui accomplissent leur cycle indépendamment de notre volonté. Ainsi, quand un aigle s’envole, serrant entre ses griffes un lapin qu’il laisse tomber depuis des centaines de mètres de hauteur, le lapin tombe, entraîné par la loi de la gravitation, et meurt sur le coup, même s’il ignore la loi qui l’a fait tomber.

Qu’il existe des différences entre les hommes, tant sur le plan individuel que sur le plan ethnique, sur le plan social que sur celui de la création de cultures, c’est un fait indéniable.

D’autre part, l’homme est un être historique. Il évolue dans le temps, cumulant les expériences positives et négatives. Il « baigne » intérieurement et extérieurement dans des phénomènes qui conditionnent d’une manière changeante la compréhension de la réalité. C’est ainsi que des valeurs considérées comme bonnes à certains moments, perdent leur signification à un autre moment historique. Il n’est donc pas étonnant que le phénomène des races et sa compréhension soient également sujets à des changements d’optique et que, dans des cas extrêmes, on puisse parler de racisme. Il surgit quand une ethnie n’est plus capable d’intégrer la différence et développe une mentalité dualiste et manichéiste où celui qui lui ressemble devient le bien et ce qui en diffère est associé au mal.

Mais essayons rapidement de présenter les deux grands points de vue : celui de la science positiviste et celui de la pensée traditionnelle. La différence fondamentale réside dans le fait que pour la première, l’origine et l’évolution de l’homme dépendent d’un ensemble « d’heureuses coïncidences », alors que pour la deuxième, il s’agit d’une racine spirituelle intelligente qui inclut l’évolution de l’homme dans un plan cohérent de la Nature.

Qu’est-ce qu’une race ?

Le terme de race est éminemment équivoque …

Le terme de race (du latin ratio : ordre chronologique), apparaît au XVe siècle dans la langue française. Il désigne d’abord « un ensemble de traits biologiques et psychologiques qui relient ascendants et descendants dans une même lignée. Terme d’élevage, il n’est appliqué à l’homme qu’à partir du XVIIe siècle.

La doctrine du racisme apparaît au XVIIe siècle avec la colonisation qu’elle justifie. Elle représente dès lors une prévention de premier ordre à tout sentiment de culpabilité : c’est ainsi que la mission civilisatrice du colonisateur espagnol s’oppose à « l’infériorité naturelle », voire « à la perversité » des Indiens d’Amérique.

Au XVIIe siècle, la traite des noirs se réclamera de ces arguments biologiques, et c’est au XIXe siècle que GOBINEAU (1816-1882), s’appuyant notamment sur les travaux de LINNE (1707-1778) et BUFFON (1707-1788) va poser les bases d’un racisme scientifique fondé sur l’anatomie comparée des cerveaux et va s’attacher à démontrer la « supériorité » de l’esprit de l’Européen sur celle des autres races.

A la fin du XIXe siècle, RENAN et l’anthropologue BROCA se feront les interprètes d’un consensus au niveau de l’Europe « pensante » : il y aurait sur la planète deux sortes d’êtres bien distincts : ceux qui appartiennent aux races « supérieures » et ceux qui appartiennent aux races « inférieures ».

Ces affirmations « scientifiques » eurent à long terme un énorme retentissement ; elles donnèrent libre cours, malgré elles, à des développements violents, inattendus, bien que logiques : génocides, camps de concentration, déportations de populations entières, pogroms, pour aboutir à la fin du XIXe siècle et au début du XXe à la théorie de l’Eugénisme. Au début du XXe siècle, un groupe de savants anglo-saxons ne s’est-il pas réuni pour envisager ensemble « les moyens de lutte contre la prolifération des autres races qui pourraient mettre en danger la race blanche » ?

L’Apartheid, en Afrique du Sud, est l’application concrète de ce genre de recherche.

Il apparaît ainsi que le racisme est en premier lieu, un moyen de s’identifier au détriment des autres. Cette identification se fait d’ailleurs à l’intérieur d’un même peuple. Ainsi, parle-t-on par exemple d’un « fiancé de bonne race », entendant par là qu’il y a les « gens bien » … et les autres.

Il existe autant de chemins que de pèlerins, et le sentier qui conduit la taupe à la perfection serpente au ras du sol, alors que celui de l’aigle passe au sommet des montagnes.

J.A. LIVRAGA

Le développement du matérialisme

Le développement du matérialisme au XVIIe siècle a contribué à placer la morphologie au-dessus de toute valeur spirituelle qui donnait en quelque sorte une unité à l’humanité : la considérant tout entière comme fille de Dieu, tous ses composants devenaient par conséquent des frères. Il est bien connu que cette conviction n’a pas empêché affrontements et massacres. Dieu étant Un, chaque groupe humain lui donna des noms différents et se considéra plus ou moins comme « le peuple élu ». Cette croyance engendra une morale de prééminence sur les autres hommes, et « au nom de Dieu » furent commises des aberrations que réprouve tout esprit sensible.

L’invention d’une race sans dieu …

Lorsqu’on atteint cet état de choses, le mythe se fige et ne véhicule plus son essence. La morale devient question de partis et les sociétés oublient l’unicité transcendante de l’espèce humaine. Le matérialisme morphologique s’appuya sur ce déclin. Les conditions devinrent scientifiquement irréversibles. Quand le naturaliste suédois Karl von Linneo (1707-1778) lança une taxonomie botanique « naturelle » et que le scientifique anglais polyvalent Charles Robert Darwin (1809-1882) projeta sa théorie de la « sélection naturelle » et de « l’évolution », ils avaient ouvert sans le savoir la boîte de Pandore. Ni eux, ni le très controversé Malthus n’eurent l’intention de faire du mal, bien au contraire, ils pensaient rendre service à l’humanité en lui révélant ce qui leur semblait être les caractéristiques et le moteur évidents de l’existence. Mais les facultés intellectuelles, morales et religieuses n’étaient pour eux – et en particulier pour Darwin – que des caractéristiques sociologiques complexes, produites par une mécanique organique qui ne les conservait que grâce à leur utilité pratique. Ce qui n’était au départ qu’une théorie devint rapidement un dogme. L’homme ainsi inclus dans les mammifères supérieurs, devint une sorte de roi des animaux, produit évolutif d’un animal que les adeptes de cette croyance ont identifié à une espèce de singe.

Dans la terminologie de l’époque, on parle de « royaumes », « d’espèces » et de « genres ». L’homme n’est plus le fils de Dieu et du Mystère … Il serait le simple descendant d’un animal que les circonstances adverses, correctement assimilées, auraient fait évoluer en favorisant le développement de facultés particulières. Ces facultés octroyant une « capacité », il y aurait donc des groupes d’hommes plus valables ou « évolués » et d’autres, moins valables et moins évolués. L’idée de « race » sans Dieu était née. La robotisation des concepts venait de démarrer et la vieille morphologie dériva en des subtilités conventionnelles.

Les hommes ont été différenciés en trois grands groupes :

  • les Européïtes (race blanche, en particulier européenne),
  • les Mongoloïdes (race jaune, en particulier les Asiatiques),
  • les Négroïdes (race noire, en particulier les Africains).

Cette classification simpliste montrant bientôt ses lacunes, on la compléta en y ajoutant une race rouge pour désigner l’homme américain. Beaucoup d’hommes étant restés hors de cette classification, on les classa donc plus ou moins artificiellement comme « marginaux des grands groupes ». L’ethnologie la plus moderne proposa d’autres caractéristiques. Bien qu’elles ne soient pas directement morphologiques, ces caractéristiques y demeuraient apparentées.

… La vision des races issues de dieu …

Ces découvertes qui ont révolutionné non seulement la connaissance mais aussi la coexistence humaine, n’étaient cependant pas nouvelles. Depuis les temps anciens, le Livre de Dzian, pour citer un exemple, affirmait l’existence de races humaines. Dès leur mystérieuse apparition sur terre, celles-ci avaient été douées par les Dieux de lumières différentes selon les karmas accumulés dans des formes évolutives précédentes. Ces formes pouvaient être apparentées à nos concepts de minéral, végétal et animal auxquels il faut ajouter celui de concrétisation psychique qui avait précédé la corporisation des hommes. Selon ces traditions, il aurait existé sur terre de grands groupes civilisateurs, ou du moins culturels, sur lesquels agissait la sélection naturelle fondée, non seulement sur des caractéristiques physiques ou mécaniques, mais aussi sur un ordre mental et psychologique. Ces civilisations auraient occupé divers continents aujourd’hui disparus pour la plupart.

Des êtres plus évolués ne seraient rien d’autre que les « Frères Aînés » des autres, et toute l’humanité, selon ce curieux et ancien texte, serait en marche vers son perfectionnement. Une telle conception ne laisse aucune place pour la haine, tout comme dans une famille normale où il n’existe pas de haine entre le frère aîné et les cadets ; il faut respecter les caractéristiques de chacun et en tenir compte, en fonction de son âge, ce qui, dans le cas d’une démarche évolutive, équivaut à la « Conscience ».

Si nous traduisons la terminologie archaïque des anciens textes, nous pourrions nous apercevoir que c’est selon leur « évolution » en « vieillesse spirituelle » que les Ames passaient d’une expérience culturelle plus ancienne à une autre, afin de continuer leur cycle. Ainsi, les « races » étaient-elles simplement des échelons pour l’Ame. Dans le même état naturel, un blanc et un noir sont aussi bons l’un que l’autre. Les Ames n’étaient ni blanches ni noires. Face aux yeux de Dieu, elles se valaient toutes et la différence existentielle dérivait simplement du besoin d’expériences de chaque conscience face à la réalité et à la connaissance de soi.

Malheureusement, de nos jours, ces concepts ne sont pas perçus, et on identifie, sur la base d’une série de préjugés, le contenant avec le contenu puisque l’Ame n’a plus d’importance et qu’elle n’entre pas dans les théories évolutionnistes.

Les « classes » entre les hommes n’existent pas. Elles ont été inventées en guise de tremplin pour sauter sur la tête des désespérés. Les situations anormales et injustes dans lesquelles l’homme exploite l’homme existent sans nul doute, mais seule la verticalisation de tous permettra à une morale saine de balayer l’égoïsme.

J.A. Livraga

Qu’est-ce que le racisme ?

Nous pourrions définir le racisme comme étant une déformation conceptuelle et existentielle, comme un vice issu de l’incapacité d’assimiler correctement la connaissance des races.

Le fait que les hommes soient inégaux morphologiquement et même psychiquement, naturellement, ne justifie aucune forme de discrimination au nom d’une prétendue sélection naturelle inventée par des cerveaux fossiles.

Si cela n’était pas tragique, ce serait comique de voir comment se haïssent et s’entretuent musulmans et juifs sur les hauteurs du Golan, en dépit d’une appartenance ethnique identique, différenciée simplement par un nom inventé et une religion qui n’est qu’une adaptation géo- historique d’une même réalité : la croyance en un unique et même Dieu. S’ils se battaient uniquement pour le sol qu’ils foulent, cela pourrait se comprendre, car il est indispensable à leur survie. Ces deux peuples sont les victimes des manœuvres politiques employées par les Alliés de la seconde guerre mondiale pour obtenir des appuis dans la zone. Mais le plus grave c’est la haine ancestrale et atavique. Si le problème de terres n’existait pas, ne se battraient-ils pas de la même façon ?

Contrairement aux prétentions de la propagande quotidienne, le racisme n’est pas l’apanage exclusif de tel ou tel peuple, de tel ou tel moment historique, mais l’expression de l’ignorance et du fanatisme humains. Nous qui avons beaucoup voyagé, nous savons que des « blancs » méprisent des « noirs » et vice-versa. Evidemment, il existe toujours des gens raisonnables qui ne méprisent personne, mais malheureusement, ils constituent une minorité qui n’a pas toujours accès au pouvoir.

Le fait qu’un peuple comme le peuple juif, qui a tellement souffert à cause du racisme, interdise dans l’état d’Israël la musique de Wagner, sous prétexte qu’il s’agit d’une musique nazie, alors que son auteur a vécu au XIXe siècle, n’est-ce pas une manière de développer un certain racisme à rebours ?

A propos des juifs, il faut préciser qu’il existe une différence entre les Sépharades, originaires d’Afrique, et les Ashkénazes, d’origine européenne, c’est-à-dire des convertis provenant d’autres groupes ethniques. Les deux branches sont répandues dans le monde et ne constituent pas une « race », car il se trouve parmi eux aussi bien des Européens, blancs aux yeux bleus et aux cheveux blonds, que des Africains aux cheveux crépus et aux yeux foncés, sans oublier tous les métissages d’Amérique et d’Afrique où noirs, jaunes, blancs et rouges ont coexisté pendant des siècles et laissé des descendances multicolores.

Le caractère trop exclusif de leur religion et un attachement trop fort au clan par rapport à d’autres groupes sociaux, ont parfois contribué à accentuer leur marginalisation.

Ceci n’est pas l’exclusivité du peuple juif (dont nous parlons à titre d’exemple), mais existe aussi à différents degrés, dans les conflits entre chrétiens catholiques, protestants, orthodoxes ; entre musulmans, bouddhistes, communistes, entre les survivants des réserves indiennes des USA, et même entre les Basques et les Espagnols, ou les Bretons et les Français.

Nous avons volontairement cité des groupes unis, soit par la croyance, soit par la langue, soit par la couleur de la peau. En vérité, ils sont tous unis par une erreur commune : celle qui consiste à se croire meilleurs que les autres et « choisis » par la Nature ou par Dieu.

Toute forme de séparatisme entre les êtres humains est une forme de racisme, dans la mesure où elle ne se contente pas de constater des différences évidentes, mais où elle les utilise comme justification de toute forme d’agression. Le « racisme » n’est pas seulement physique, il est aussi psychologique, économique, social, politique, etc.

Au point de vue philosophique, toute forme exacerbée de racisme est méprisable et injustifiée. Le fait qu’il existe des races et différents modes de pensée et de croyances ne justifie nullement cette attitude. Ceux qui l’ont pratiqué, que ce soient les nazis ou les communistes, les juifs ou les chrétiens, les blancs ou les noirs, ont toujours été victimes, à plus ou moins long terme, de leurs maladresses. Ils y ont gagné la condamnation universelle des hommes libres. Et certains mécanismes de la Nature qu’ils ignorent, les ont châtiés ou les châtient encore durement.

C’est le cas de notre exemple du lapin qui s’écrase sur le sol. Le fait qu’il ignore la loi qui le fait chuter ne le sauve pas des conséquences. Et ce n’est pas parce que le racisme plonge ses racines dans l’ignorance, qu’il est délivré de la répression naturelle de ses actions.

Tout racisme est une maladie qui finit par tuer celui qui la porte. Le destin de l’humanité est la confraternisation au-delà de toute différence morphologique, psychologique ou spirituelle.

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Exposés donnés lors du colloque 2007 « La philo contre le racisme »: