Comment le racisme a-t-il conduit au génocide d’une ethnie par une autre dans un pays pourtant très catholique
Séminaire : « Le Cancer Racisme », causes et remèdes
Bruxelles, 10 novembre 2007
Exposé de Charles Delnois
avocat à Bruxelles et Président de l’asbl « Cap pour la liberté de conscience » pour son expérience au Rwanda (Cour suprême et Barreau de Kigali de 1996 à 2000)
Comment le racisme a-t-il conduit au génocide d’une ethnie par une autre dans un pays pourtant très catholique ?
1. Introduction
Comment le racisme a-t-il conduit au génocide d’une ethnie par une autre dans un pays pourtant très catholique ? Le titre de la conférence a une histoire. Fin 1999, dans le cadre d’une mission humanitaire au Burundi, je suis passé à Kigali et j’ai rendu une visite de courtoisie à l’ambassadeur de Belgique au Rwanda.
Au cours de l’entretien à bâtons rompus, l’ambassadeur m’a fait part du fait qu’il n’arrivait pas à comprendre comment des atrocités aussi horribles comme le génocide ont pu se dérouler dans un pays aussi catholique. Je lui ai répondu que je n’avais pas de réponse mais que je pouvais lui donner une piste de réflexion que l’on peut résumer comme suit : en perdant leur religion, que l’on peut également qualifier de « tradition primordiale[1] », remplacée par une religion qui ne le concernait pas, le rwandais a perdu le sens du divin. Par conséquent, pour lui, tuer un être humain n’est pas plus traumatisant que de tuer un animal. Et depuis lors, j’ai essayé de trouver une ou des réponses à cette question.
A l’occasion de la préparation de cette conférence, j’ai cherché des auteurs qui ont abordé ce sujet et j’ai eu la chance de tomber sur un article de Dominique Temple qui résume l’œuvre de Josias Semujanga, « Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes » dont je reprendrai des extaits[2]. J’aborderai ensuite brièvement l’histoire (ou l’explication) du génocide vue par un journaliste français, Jean Chatain, et je terminerai par suggérer une solution pour mettre fin à la violence, solution préconisée par un très grand philosophe, Krishnamurti.
2. L’interface entre la logique tripolaire africaine et la logique bipolaire occidentale au Rwanda[3]
Le génocide vu par un philosophe rwandais
Josias Semujanga (d’après l’article de Dominique Temple) tente de mettre en évidence les raisons et fondements de l’impasse psychologique dans laquelle ont été conduits les peuples africains de la Région des Grands Lacs. La clef de son analyse ? La découverte que la pensée ou plutôt la spiritualité des Tutsi, Hutu et Twa est structurée par une logique tripolaire. DT soulignera en quoi consiste la logique tripolaire puis suivra Josias Semujanga dans son analyse de la confrontation des deux logiques. Il proposera un argument supplémentaire : l’effet de renchérissement provoqué par le primat de la parole d’union (ou parole religieuse).
L’auteur part d’un mythe rwandais, un mythe fondateur[4] d’une simplicité biblique : Un père a trois fils. Il donne à ses fils trois jarres de lait en leur enjoignant de l’attendre. L’un des fils a soif et boit le lait. Il s’appellera Twa. Le second fils a soif également et prend la moitié du lait mais laisse l’autre moitié pour son père. Il s’appellera Hutu. Le troisième attend son père et la jarre reste pleine. Il s’appellera Tutsi.
La confrontation des deux logiques
Tout Munyarwanda est potentiellement Hutu, Tutsi ou Twa. Le Munyarwanda traditionnel avait une conception tripolaire de l’univers où ses relations s’établissaient en membres de famille (umuryango) et amis, en ennemis (abanzi) de la famille et leurs amis, et en tiers (rubanda). C’est cette structure qui assurait la cohésion sociale du peuple dans ce pays. Mais avec la venue des missionnaires, une nouvelle identité sociale, bipolaire, de type chrétien, voit le jour et petit à petit éclipse la première.
Comment passe-t-on de cette relation tripolaire à une relation bipolaire ? Cette transformation est l’œuvre de la mission chrétienne. Au moment de son implantation, le christianisme a séparé le sacré et le profane sur base d’une vision dualiste de l’univers jusqu’alors étrangère au symbolisme de la société du Rwanda précolonial. En effet, la culture rwandaise, dans l’acception anthropologique de ce mot qui inclut la langue, la religion, les coutumes, le type d’organisation politique, est tripolaire dans ses manifestations symboliques. Dans les mythes fondateurs, le Munyarwanda est triple. Il est Hutu, Tutsi et Twa selon une hiérarchisation des valeurs fondées sur le mythe de Gihanga, l’ancêtre éponyme commun des Rwandais, qui se désignent comme Benegihanga (les fils-de-Gihanga).
Or, les bakristu se réunissent entre eux, se marient entre eux et s’abstiennent de participer, du moins le jour, aux activités sociales de leurs familles respectives. Désormais, la fraternité se veut uniquement chrétienne et l’ennemi devient le non-baptisé : le mupagani-mushenzi. La transformation se manifeste de plus en plus radicalement au point que la culture rwandaise qui jadis était tripolaire, devient lentement mais sûrement, bipolaire dans ses manifestations les plus quotidiennes.
De cette transformation, qui en réalité consiste en la suppression du Tiers, du moins du Tiers en tant que référence de l’humanité rwandaise, va résulter le chaos puis le suicide du peuple rwandais. C’est-à-dire que ce contact a été d’une telle violence qu’il a opéré une rupture radicale dans les modes de vie des peuples de l’Afrique au point que la synthèse culturelle étant encore flottante, certaines populations africaines vivent un vide culturel qui les conduit au suicide. Parmi les nombreux cas observés, la tragédie rwandaise reste un paradigme absolu de cette dissolution de l’être africain. Et malgré les timides tentatives de retour au passé, la rupture est totale, et elle s’est souvent opérée par l’amalgame des éléments conflictuels de l’ancien – tradition africaine – et du nouveau – modernité occidentale.
Comment le passage de la réduction missionnaire à l’idéologie génocidaire s’explique-t-elle ?
A partir du stéréotype du « primitif » projeté, entre autres, sur les sociétés africaines, le discours missionnaire, avec ses marques culturelles implicites ou explicites, a re-catégorisé et transformé progressivement des éléments constitutifs de la mémoire autochtone. De cette opération est née une nouvelle mémoire identitaire africaine dans les sociétés modernes. Plus tard, le discours politique a repris le schéma manichéen de l’opposition « bakristu-bapagani » dans la définition de l’Etat rwandais moderne. En remplaçant terme à terme ce schéma religieux appliqué au Rwanda, nous avons le schéma politique « bahutu-batutsi ».
L’analyse de la parole du missionnaire permet de saisir comment les nouvelles catégories hamite-bantou, bakristu-bapagani, nées de l’époque coloniale, ont été transformées et reversées sur le système culturel du Rwanda traditionnel – hutu-tutsi-twa – pour créer de nouveaux signifiés qu’elles n’avaient pas auparavant – Hutu = bantou ; Tutsi = hamite ; Twa = pygmée. C’est dire que la vision tri linéaire du Munyarwanda traditionnel s’est transformée au cours du temps en schéma qui est utilisé en politique alors que, traditionnellement, l’autorité était toujours triple suivant la vision du monde du Rwanda préchrétien. Et le conflit social se fonde en schéma actuel « hutu/tutsi », utilisé par des « évolués » rwandais.
Comment le discours politique utilise-t-il une telle bipolarité dans ses stratégies argumentatives ?
Avec la transformation du système tripolaire – parents, ennemis et rubanda – régi par le système de la parenté en bipolarité « parents ennemis »- régie par la logique de la parenté, l’opposition entre Hutu et Tutsi est désormais perçue sous l’angle de conflit de lignage sans rubanda pour jouer le rôle de Tiers. Dans ce cas, tuer un Tutsi c’est tuer un « ennemi » du lignage, comme le précise bien d’ailleurs un texte de fiction paru dans les années ‘90. Cette sorte de réécriture du mythe de Gihanga affirme que le conflit entre Sebahinzi (le Père-des-Bahutu-Bahinzi) et Sebatutsi (le-père-des-Tutsi) sera tranché par Sebazungu (le-père-des-Bazungu : les blancs). Et dans le cas du conflit, Sebazungu jouera le rôle du Tiers que chaque clan voudra mettre de son côté. De ce fait, la fiction rattrape la réalité.
C’est bien de cela dont il s’agit. Dans le même temps où les religieux chrétiens substituaient au Mwami un prince baptisé, l’administration belge imposait à ce dernier de sacrifierl’ubuhake qui régissait la redistribution des vaches de caractère symbolique et de privatiser le cheptel à raison de deux tiers pour le donataire et d’un tiers pour le donateur. D’un coup et d’un seul, la matrice du Tiers était dans tout le pays abrogée.
Le peuple rwandais, décapité du symbole de son humanité (le Mwami) était en même temps privé du fondement de ses valeurs humaines. Le Hutu de la légende, le fils qui avait bu la moitié du lait de la jarre, remplaçait le Tutsi de la légende. Avec ce renversement sémantique mourrait en terre africaine l’esprit de Gihanga. Pour illustrer sa thèse, Semujanga offre un exemple édifiant. Si l’on considère l’amalgame survenu entre famille et groupe ethnique, le discours de Mgr. Phocas Nikwigize pour justifier le génocide est éclairant, car il ne laisse plus de place pour le Tiers : « Ce qui s’est passé en 1994 au Rwanda était quelque chose de très très humain. Quand quelqu’un t’attaque, il faut que tu te défendes. Dans une telle situation, tu oublies que tu es chrétien, tu es alors humain avant tout. Comme dans toute guerre, il y avait des espions. Pour que les rebelles du FPR réussissent leur coup d’Etat, ils disposaient partout de complices. Ces Batutsi étaient des collaborateurs, des amis de l’ennemi. Ils étaient en contact avec les rebelles. Ils devaient être éliminés pour qu’ils ne vous trahissent plus « .
L’opinion du prélat chrétien offre une dichotomie tout à fait remarquable : sa conception du « très très humain » : « quand quelqu’un t’attaque – il faut que tu te défendes ; tu es alors humain avant tout ». Mais c’est la conception que se fait le chrétien de l’humain. Cette conception, qui ressemble fort à celle que l’on se fait habituellement de l’animalité et non pas de l’humanité, cette conception correspond-elle à la conception que le Munyarwanda se fait de l’humain ? La question ne se pose même pas pour le prélat chrétien ! Il oppose donc à sa conception de l’humain sa conception du chrétien « tu oublies que tu es chrétien » s’annexant ainsi un idéal qu’il dénie aux Rwandais. Le binarisme est là évident. Mais ce ne sont pas seulement les Rwandais baptisés et les Rwandais non baptisés qui sont opposés en deux classes sans Tiers, c’est la chrétienté tout entière (qui s’annexe le Tiers), et l’humanité tout entière, rejetée dans l’animalité, un binarisme dont l’actualisation universelle se fait de plus en plus menaçante. Le binarisme va retentir partout en Afrique.
Au Rwanda et au Burundi, dans un premier temps les religieux chrétiens s’emploieront à s’allier les Tutsi qu’ils décrètent classe dirigeante et supérieure. L’idée des Pères Blancs est que si l’on convertit le roi, le peuple qui lui est tout acquis sera christianisé d’un seul coup. Et c’est effectivement ce qui se produit. Et la rapidité avec laquelle le pays s’est converti s’explique, par le choix politique du roi Mutara III Rudahigwa de se faire baptiser et de consacrer son pays au Christ Roi. Tout le peuple a suivi l’exemple du roi et de la cour, souvent malgré lui.
Ensuite, avec la progression des analyses marxistes qui dénoncent l’élite ethnicisée en aristocratie hamite, l’Eglise comprend que l’avènement de l’indépendance selon une norme démocratique imposée par le libéralisme économique conduira au pouvoir la « majorité hutu ». Elle change d’alliance. Elle donne sa parole à la majorité « ethnicisée » hutu.
La surenchère de la parole d’union
DT ajoute une observation aux analyses de Semujanga : la tripolarité qu’il observe au Rwanda est actualisée par la parole d’union qui fait converger sur la personne du Mwami la communauté toute entière. La tripolarité donne alors naissance à un sentiment commun mais exprimé par une parole unique. Dès lors que cette parole d’union est non seulement paralysée par la logique occidentale mais capturée par le pouvoir de nature occidentale, elle ne peut plus se remettre en cause. Donc le Tiers ne peut pas renaître comme il le pourrait par exemple à partir de ce qui se manifesterait comme une nouvelle médiété[5], une médiété de second ordre entre le centre et la périphérie du royaume. La parole d’union désormais asservie est sans vie, mais non pas privée de sa force d’inertie si l’on peut dire. Elle reste comme une coquille vide, mais c’est une réalité qui peut être mobilisée par un autre principe que le Tiers.
La parole d’union a d’abord été asservie par les Occidentaux. Le « malgré lui » de la phrase « Tout le peuple a suivi l’exemple du roi et de la cour, souvent malgré lui » concerne en effet non seulement le peuple mais aussi le Mwami qui a été forcé de se plier à l’injonction de la politique coloniale. Après le baptême du roi Mutara III Rudahigwa, en 1943, tout le royaume du Rwanda ou presque se fait baptiser. Ce phénomène connu sous le nom populaireirivuzumwami (la parole irrévocable du roi) qui évoque la collaboration résignée à l’ordre colonial puisque personne n’ose contredire le roi, rend manifeste un zèle et une ardeur qui dépassent la simple croyance. Ceux qui résistent à la vague sont écartés avec force ou diplomatie selon le cas. Celui qui ose braver l’ordre chrétien et colonial, recevra comme le roi Yuhi IV Musinga, une solution qui lui sera funeste.
Le Tiers est éliminé, à plus forte raison la possibilité de la renaissance du Tiers entre le centre et la périphérie du « royaume » (ce qui pourtant sera tenté au Burundi), et la parole d’union devient l’enjeu du pouvoir, du pouvoir dans le sens occidental du terme. Qui s’empare du pouvoir, pourra aussitôt « instrumentaliser » la parole d’union à son profit. Les deux ethnies substantifiées par les Occidentaux grâce à la logique bipolaire, vont s’emparer du pouvoir l’une au Burundi l’autre au Rwanda et utiliseront la parole d’union comme une arme pour exclure l’autre.
Parce que désormais l’union est polarisée de façon non contradictoire dans l’imaginaire de qui est au pouvoir, l’exclusion de l’autre sera absolue. Le rejet de l’autre est alors un rejet dans le néant : le génocide. La perte du Tiers (illustrée au Rwanda comme au Burundi par la liquidation du Mwami) est la perte de tous les repères et par conséquent la démence et la mort. La mort veut dire non seulement le meurtre du Tiers de l’ « imfura » ou du Tutsi en tant que symbole du Nom du Père ou de Fils de l’Imana mais aussi le meurtre de celui par qui était possible la naissance du Tiers, en l’occurrence le meurtre de l’autre, mais non pas de l’étranger ou de l’ennemi, l’occidental, belge au français, mais de celui par qui pouvait naître le Tiers, l’humanité en chacun des protagonistes de la relation de réciprocité, donc pour les lignages « hutu » les lignages « tutsi », et pour les lignages « tutsi » les lignages « hutu ».
Ici, le crime contre l’humanité est suicidaire, un suicide de l’humanité. Mais le suicide est la somatisation d’un crime préalable : le meurtre du Tiers et de la structure qui lui donnait naissance.
La question de l’interface entre deux mondes
Semujanga traite d’une question systématiquement écartée des études occidentales. Lorsqu’on délègue aux élites africaines « évoluées » le soin d’assumer la médiation que l’on vient d’évoquer, qui lie de façon intime le christianisme et le libéralisme économique, cette médiation est intériorisée par ces élites, et le crime qui en est la conséquence logique n’est peut-être rien d’autre que suicide.
Comme on sait, le suicide n’est pas voulu comme tel mais il est la somatisation de la mort spirituelle qui peut intervenir à la suite d’une impasse absolue. Le suicide est donc tourné vers le fondement du Soi. Or, le fondement du soi au Rwanda comme au Burundi c’est l’autre dans la relation de réciprocité : le suicide est au bout de l’impasse le meurtre de cet autre, l’autre nécessaire à la genèse du soi, à la genèse de l’humanité. Et pour les Africains du Rwanda, le suicide est le meurtre du Tutsi, comme cet autre, parce qu’il est la condition de l’avènement du Tutsi comme Tiers, c’est-à-dire comme Fils de Dieu (le Tutsi nommé par l’Imana comme l’héritier du Nom du Père dans le mythe fondateur de Gihanga).
L’intériorisation du meurtre préalable (le meurtre préalable est le meurtre du Tiers Inclus, du Tutsi de la légende) par l’élite christianisée et modernisée dans les écoles des Pères Blancs est identifiée.
Ainsi, le sens du tutsi du mythe de Gihanga, modifié par la réforme de Gadhindiro, sera curieusement rétabli par la colonisation, au point que, dans la nouvelle idéologie coloniale, le terme tutsi va phagocyter celui d’imfura. Et, dans le discours parmehutu des années ‘60, les deux termes ont fini par se recouvrir entièrement, au point que le président Kayibanda n’en fait aucune distinction lorsqu’il déclare, à propos des massacres des Tutsi de 1963 : « C’en est fini d’Imfura« . Comme si les Hutu ne pouvaient être des imfura ! A remarquer cependant que si le terme imfura se confond avec le terme tutsi c’est par le terme dévalorisé de tutsi qu’il est phagocyté, c’est-à-dire le terme tutsi lorsqu’il veut dire « arrogance du riche », celui que condamnait justement la réforme de Gadhindiro. Il n’est donc pas possible de dire si le « C’en est fini d’Imfura » est la même chose que le « C’en est fini d’Israël » que les nazis n’auraient pas manqué de proclamer s’ils l’avaient emporté dans la deuxième guerre mondiale.
Mais nous ne sommes pas bien loin de cette éventualité, car, après tout, Kayibanda ne pouvait pas ignorer la valeur symbolique des mots dans un langage religieux puisqu’il fit ses études au séminaire catholique et qu’il avait été choisi comme secrétaire particulier de Mgr Perraudin avant d’être promu Président de la République. Il ne pouvait pas non plus ne pas mesurer l’importance des enjeux puisqu’il disait déjà en 1964 aux réfugiés tutsi : « A supposer par impossible que vous preniez Kigali d’assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous seriez les premières victimes ? Vous le dites entre vous, ce serait la fin totale de la race tutsi « . Chaos, race, fin totale, premières victimes : le génocide est annoncé.
Mais l’histoire de la colonisation des Africains par les Européens a été d’une brutalité absolue : en quelques années, une civilisation a été corrompue, brisée, assassinée puis conduite à une impasse sans issue : l’impasse génocidaire. La brutalité est peut être due à la puissance matérielle de l’Occident, à sa maîtrise de la technique, etc. Elle est peut-être due aussi à ce que DT a appelé le Quiproquo Historique – comme il y a cinq siècles en Amérique, où la chose est plus évidente – car il y a cinq siècles, la suprématie de l’Occident sur le plan technique était bien moindre : si l’un (le Tutsi de la légende rwandaise) donne, et si l’autre (l’occidental ou « l’évolué ») prend … Mais encore et plus profondément, cette brutalité est sans doute due à ce que le Tiers d’une logique tripolaire (que dans une logique du contradictoire on appelle le Tiers inclus), est dans les logiques de non-contradiction, nécessairement un Tiers exclu dans toutes les hypothèses. C’est bien le sens du Nom du Père qui est en jeu.
3. De l’apartheid au génocide[6]
Le génocide vu par un journaliste français
Forgés durant la période de domination coloniale belge, les mécanismes de division «ethnique» ont été repris à leur compte par les gouvernements de la Première République de Kayibanda, puis portés au rouge par ceux de la Deuxième République de Habyarimana.
« Au cas où la justice ne serait plus au service du peuple, comme cela est écrit dans notre constitution, que nous avons votée nous-mêmes, nous autres, composants de la population au service de laquelle elle devait se mettre, nous devrons le faire nous-mêmes en exterminant cette canaille. Ceci je vous le dis en toute vérité, comme c’est écrit dans l’Évangile : « Lorsque vous accepterez que, venant vous mordre, un serpent reste attaché à vous, c’est alors vous qui serez anéanti… N’ayez pas peur, sachez que celui à qui vous ne couperez pas le cou, c’est celui-là même qui vous le coupera … »[7]
Ce sont des phrases extraites d’un discours prononcé en novembre 1992 par l’un des principaux théoriciens du parti de Juvénal Habyarimana. Multipliant les citations juridiques et évangéliques (plus approximatives les unes que les autres), il désigne nommément des personnalités à abattre de toute urgence. Un tel appel au crime de masse constitue la résultante du discours raciste sous-jacent à la thèse du conflit interethnique qui sera à nouveau mise en avant, un an et demi plus tard, par les organisateurs du génocide et leurs soutiens internationaux. Frappant prioritairement (mais non exclusivement) la minorité tutsi, les massacres ambitionnaient de souder et fanatiser la population hutu qui se présentait comme l’incarnation de la pureté raciale du peuple rwandais. Les milices interhamwe étaient censées constituer le bras armé de la colère populaire spontanée.
La racialisation de la différence (sociale) Hutu-Tutsi remonte à la période coloniale dont elle est, en quelque sorte, le fruit empoisonné. À partir de 1957, date de publication du « Manifeste des Bahutu », présenté par Grégoire Kayibanda, avec l’approbation de l’administration belge et de l’Eglise missionnaire, la haine des Tutsi est présentée comme condition et ciment d’une conscience nationale rwandaise émergente. Après avoir privilégié durant plusieurs décennies les Tutsi comme relais de son pouvoir, le colonisateur, sentant fondre son emprise sur ceux-là même qu’il avait mis en place, voire les suspectant de ne pas être insensibles aux sirènes socialistes pan-africanistes, orchestre leur apartheid en inversant son discours et son comportement.
Le contexte de guerre froide a influé sur le choix de l’approche ethniste[8] et redoutant la montée du communisme dans la sous-région, par le biais du nationalisme, les missionnaires voulaient se servir d’un groupe d’instruits rwandais comme un rempart anti-communiste et antinationaliste. Ils parviendront à leur objectif car G. Kiyibanda et ses compagnons étaient leurs créatures : ils ont été encadrés par les mouvements d’action catholique belges (comme la Jeunesse Ouvrière Catholique ou le Mouvement Ouvrier Catholique belge), la presse catholique et la démocratie chrétienne belges. Ces différents milieux voyaient en ces instruits les représentants d’un peuple opprimé qui étaient disposés à constituer un parti politique de type démocrate-chrétien, et prêts à assurer la pérennité des intérêts de leurs protecteurs.
Cette analyse est développée en d’autres termes par la journaliste belge Colette Braeckman[9]. Aujourd’hui encore, lorsque des Hutu affirment que «plus jamais, ils ne voudront revivre sous le joug de la féodalité tutsi», ils évoquent essentiellement la seule oppression dont ils se souviennent, celle d’une contrainte coloniale qui s’exerçait par l’intermédiaire des Tutsi, choisis par la métropole comme fondés de pouvoir. De plus : « en changeant brusquement d’alliance à la veille de l’Indépendance, le colonisateur réussira à transférer complètement sur les élites locales sa propre responsabilité dans les déséquilibres et les inégalités de la société … Une telle volte-face fut facilitée, au sein de l’Église missionnaire, par la transposition de l’antagonisme Wallons-Flamands au Rwanda lui-même (la première génération de Pères blancs fut principalement francophone, la seconde se recruta surtout chez les Flamands). En Belgique, les réseaux de l’Action Catholique, et, sur le plan politique, ceux de la démocratie chrétienne soutinrent à fond les revendications des Hutu du Rwanda (…) Une fois de plus, on transpose en Afrique des références européennes : nul n’évoque ouvertement les éventuelles sympathies « auchistes», «non alignées», «nationalistes» des Tutsi, chacun préfère souligner la nécessité d’émanciper le «petit peuple».
La Révolution sociale et les premiers pogroms
L’expression « Révolution sociale » fut utilisée à Bruxelles comme à Kigali pour justifier les premiers pogroms, ceux de 1959, volontiers comparés aux violences ayant accompagné la révolution française, sans jamais parler du fait que l’idéologie qui en avait créé les conditions fut d’abord élaborée dans le giron de l’Église catholique et dans les rangs de l’administration (civile et militaire) coloniale. Afin d’assurer la continuité de l’ordre préexistant et non sa rupture, comme cela avait été le cas lors de la Révolution de 1789.
La lettre pastorale diffusée par Mgr Perraudin, le 11 février 1959, fournissait une caution morale à une tutelle de culture et de pratiques chrétiennes pour laquelle le feu vert de l’Église valait bénédiction avant croisade. Mais Perraudin et l’Église du Rwanda ont fait plus : ils ont fourni aux leaders hutu les moyens de leur combat[10], et si le catholicisme social des missionnaires de l’après-guerre et les laïcs hutu triomphèrent, ce fut enfin de compte grâce aux parachutistes belges.
Lorsqu’au printemps 1994, les images de l’horreur au Rwanda submergèrent les petits écrans, les téléspectateurs français – qui, pour la plupart, ignoraient jusqu’alors l’existence même du pays – furent assaillis d’explications pseudo-historiques et pseudo-ethnographiques : la société rwandaise a porté de tous temps en elle-même les gênes de son autodestruction, les haines séculaires entre les deux principales ethnies la composant ayant préparé ce déchaînement de violences spontanées qui n’attendait qu’une occasion pour se déclarer. Occasion qui fut fournie par l’assassinat du président Juvénal Habyarimana, dont l’avion fut abattu, dans des circonstances toujours non éclaircies, par un tir de missiles le 6 avril.
De François Mitterrand à Charles Pasqua, le discours fut identique et peut se résumer ainsi : les massacres sur le continent noir relèvent d’une fatalité contre laquelle la pensée occidentale demeure impuissante, qu’elle ne peut que constater, sans parvenir à l’expliquer. À la limite, allait jusqu’à confier le premier, dans ces pays-là, un génocide ce n’est pas trop important ; le second ajoutait devant les caméras que, de toutes façons, ils en avaient «l’habitude». Bref, il s’agirait de violences endémiques qui, pour apparaître incompréhensibles à un esprit cartésien, n’en sont pas moins inévitables car, en quelque sorte, consubstantielles à ces communautés depuis la nuit des temps. La société rwandaise, vouée au massacre ethnique, aurait porté en elle la fatalité d’un génocide dont les causes étaient assignées à un ailleurs historique, à un archaïsme[11] , avant de s’inscrire en faux contre cette forme de pensée unique héritée de la vieille période du colonialisme triomphant.
Rien de tel en réalité : la liaison de l’ethnisme et de la violence fut déterminée par des enjeux politiques incontestablement modernes. L’antagonisme ethnique ne constitue nullement une tradition séculaire, mais fut délibérément conçu comme une clé de voûte de la stratégie de domination du colonisateur belge, conférant dans un premier temps le pouvoir administratif et les avantages qui en découlaient à une minorité d’origine tutsi, avant de découvrir qu’il avait ainsi forgé sa propre opposition locale et de brutalement inverser cette stratégie en fin de période.
Il suffit de deux années (1959-1961) pour transformer radicalement le groupe dominant qui, de tutsi, devint hutu, tandis qu’était légitimée une idéologie ethniste, conférant la puissance politique aux seuls Hutu. C’est de ces années-là, et non d’un passé immémorial, que datent des sentiments d’appartenance ethnique explicitement associés à la haine de l’autre, sentiments que les politiciens ne cesseront d’exacerber. Une stratégie de domination, donc, parfaitement consciente et élaborée, pour ne pas dire sophistiquée. La dictature militaire a exacerbé délibérément toutes les oppositions internes entre les communautés et entre les régions. Un exemple à la limite du caricatural : durant les combats opposant les forces gouvernementales aux soldats du FPR, l’encadrement supérieur de l’armée gouvernementale était exclusivement composé de notables hutu de la région d’origine du général Habyarimana. Ce qui, au passage, explique peut-être sa faible capacité opérationnelle durant toute la guerre civile. À l’opposé, le FPR se concevait comme une force nationale regroupant toutes les communautés issues de toutes les régions.
Dominique Franche, spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs[12], s’interroge sur les origines du mécanisme de racisme et d’apartheid qui précéda le génocide lui-même et créa les conditions de sa réalisation. A force d’entendre ou de lire des gloses sur l’antagonisme traditionnel Hutu-Tutsi, on finirait presque par en oublier cette question de bon sens : qu’est-ce qu’un Hutu et qu’est-ce qu’un Tutsi ? Sans oublier la troisième composante du peuple rwandais, les Twa, qui, pour être très minoritaire, n’en est pas moins présente.
Inspirés des théories racistes du XIXe siècle du type Gobineau, les colonisateurs -Allemands d’abord, Belges ensuite – voulurent voir dans ces trois catégories des ethnies opposées tant par leur place dans la hiérarchie sociale que par leur origine. Les Tutsi étaient des hamites ou encore des nilotiques, venus d’Abyssinie conquérir les Hutu qui, eux, étaient des bantousprécédemment installés sur le territoire, tandis que les Twa seraient des pygmoïdes et les premiers occupants historiques. Toute une logomachie fut développée, qui servit de substrat à l’administration coloniale et aux missionnaires catholiques pour assurer leur pouvoir en jouant alternativement les uns contre les autres.
Dans un premier temps, l’élite tutsi contre la plèbe hutu et à la fin de la période coloniale, la majorité hutu contre une aristocratie tutsi soupçonnée de menées indépendantistes et parfois accusée de sympathiser avec le leader congolais Patrice Lumumba et, derrière lui, le camp socialiste.
Deux périodes symbolisent les volte-face d’un pouvoir colonial
Deux périodes symbolisent les volte-face d’un pouvoir colonial jouant tantôt une carte, tantôt l’autre. D’abord celle des années 1924-1927, lorsqu’une série de réformes des autorités belges déstructuraient la société traditionnelle pour assurer leur emprise sur le pays par la promotion systématique des franges les plus proches du monarque tutsi. Puis le virage à cent quatre-vingts degrés de la fin des années cinquante.
En 1926, était supprimée la coexistence de trois systèmes de chefferie pour les remplacer par un seul. Jusqu’alors, un seul et même territoire était géré par le chef du sol (généralementun Hutu, chargé de l’administration des terres labourables, des redevances agricoles et de trancher les différends fonciers), le chef du bétail (tutsi, ayant pour compétences l’administration des pâturages et les redevances dues par les pasteurs), le chef d’armée (dont une large partie des occupations était en fait accaparée par les litiges en affaires pastorales. Tout un équilibre de relations complexes et multiples volait en éclats. Simultanément, le pouvoir colonial supprimait les entités territoriales autonomes hutu, réorganisant ces dernières au profit des franges supérieures de la composante tutsi provisoirement promues au rang d’auxiliaire privilégié du Résident Mortehan.
Dans la période précédente, en 1922, il y avait déjà eu la destitution du roi (hutu) du Bukunzi, au sud-ouest, et l’occupation militaire de son territoire. En 1925-1926, le même sort était infligé au Busozo, également au sud-ouest. Les deux royaumes sont alors réorganisés en chefferie, confiée au tutsi Rwagataraka. De même, les chefs hutu qui exerçaient leur autorité dans le cadre de la triple administration du Rwanda traditionnel sont destitués et, chaque fois, remplacés par des Tutsi.
De 1955 à 1959, le pouvoir colonial renverse la vapeur et les alliances. Le gouverneur Harroy, arrivé au Rwanda en 1955, est chargé d’une tâche essentielle : rompre avec les Tutsi et promouvoir les Hutu. A cette fin, il procèdera à ce que lui-même a appelé un phénomène insurrectionnel sous tutelle (premiers massacres ethniques fin 1959), qui sera suivi d’une phase dite de révolution assistée. C’est alors que, dans sa lettre pastorale restée célèbre, Mgr Perraudin proclame qu’il y a réellement au Rwanda plusieurs races assez nettement caractérisées et que le problème des relations contradictoires entre les groupes sociaux est surtout agité à propos des différences de races entre Rwandais.
L’année suivante, dans l’attente de l’indépendance qui interviendra en 1962, un gouvernement provisoire est constitué par Grégoire Kayibanda qui se fera un devoir d’y intégrer plusieurs dignitaires belges. Quelques temps après, Bruxelles, traumatisée par ses déconvenues au Congo voisin, nourrira ses charges contre Patrice Lumumba, accusé d’être vendu à Moscou, par l’éloge quasi inconditionnel de la Première République rwandaise. Le roi Baudouin brillera personnellement et à maintes reprises dans ce type d’exercice.
Le drame est que le peuple rwandais lui-même intériorisa de tels discours et reproduisit après l’indépendance les oppositions et clivages générés par l’ex-métropole. Les deux Républiques successives, celles de Grégoire Kayibanda puis de Juvénal Habyarimana, brandirent la thèse d’une République hutu menacée par une poignée de nilotiques à la volonté de puissance affirmée. Les pogroms ne cessèrent de se multiplier (pour rappel les premiers eurent lieu en 1959 durant la présence belge) chaque fois que le régime en place se heurtait à des difficultés, devenant une véritable technique pour souder le peuple hutu derrière le gouvernement contre un bouc émissaire défini comme racialement et géographiquement étranger.
La plupart des commentateurs occidentaux ont repris cette dichotomie à leur compte sans seulement s’interroger sur la définition du mot ethnie : Hutu, Tutsi et Twa vivaient sur le même territoire, parlaient la même langue, pratiquaient une même religion et possédaient une culture unique. Dès lors, ni le concept de race (le sang), ni celui d‘ethnie (la culture) ne peuvent leur être appliqués. D’après Dominique Franche, être hutu, tutsi ou twa était un fait purement social, en aucun cas, un fait biologique pensé comme tel. Mais c’est ainsi que le conçurent les colonisateurs (…). Il a fallu de la théorie pour que soit perpétré le génocide à la machette, et cette théorie venait d’Europe.
Quitte à passer sous silence le fait que les structures de base de la société traditionnelle étaient le clan (ubwoko), le lignage (umuryango), la maison (inzu, ce qu’il est convenu d’appeler, dans nombre de sociétés africaines, la famille étendue), la famille (urugo, au sens biologique, celui utilisé dans les sociétés occidentales) et non l’ethnie (un mot qui n’a d’ailleurs aucun équivalent en kinyarwanda). Et que, chaque clan regroupait les trois composantes dites ethniques dont la définition pouvait varier d’une région à l’autre, même s’il est généralement admis que les Tutsi étaient plutôt les éleveurs, les Hutu plutôt les agriculteurs, les Twa plutôt les chasseurs et les artisans. Il reste que, sur une génération, une famille pouvait passer d’une catégorie à l’autre, en fonction des mariages ou des évènements économiques ayant ponctué son histoire.
Cette communauté de langue et de culture, que nul ne conteste plus, est l’un des arguments les plus solides pour réfuter la thèse de la composition ethnique du Rwanda[13]. Strictement parlant, si la différence de langue est un élément constitutif de l’ethnie, il faut admettre qu’il n’existe au Rwanda qu’une seule ethnie : les Rwandais. Les colonisateurs successifs (Allemands, puis Belges) arrivaient de pays où l’idée de race faisait florès et c’est à travers le prisme de la race qu’ils appréhenderont et dirigeront le pays. La dépossession de soi pour le Rwanda a commencé, dès les débuts de la colonisation, par la manipulation des origines et de l’identité des Rwandais.
C’est la pensée raciste des colonisateurs, puis des élites acculturées, qui a figé les identités africaines. L’irrémédiable séparation fut accomplie par la colonisation qui importa une dynamique sociale étrangère et stoppa celle qui était propre à la société rwandaise. Comme l’apartheid en Afrique du Sud, l’antagonisme Hutu-Tutsi devint une méthode de gestion politique entre les mains des gouvernements claniques et mafieux qui se succédèrent de 1962 à 1994. Et c’est un alibi commode pour les lobbies et gouvernements occidentaux qui les ont soutenus, parlant de guerre ethnique qui aurait existé de tout temps, ou de majoritéimposant sa loi à une minorité aigrie et par vocation conspiratrice (à la limite, à lire certains, les pogroms périodiques auraient constitué des gestes démocratiques !). Alors que le motrace est banni du discours officiel, le mot ethnie a permis de le remplacer d’une façon pernicieuse à propos des sociétés exotiques ou de nos immigrés de couleur. Les ethnies sont trop souvent le masque politiquement correct des races. Le moyen de pérenniser le discours raciste d’hier tout en assurant bonne conscience à ses utilisateurs d’aujourd’hui. Parler de guerres ethniques revient à jouer le jeu des criminels. Ce sont des guerres politiques.
Le point de vue du Front Patriotique Rwandais
En introduction de son programme politique diffusé en 1992, le FPR a résumé sa vision des « causes historiques de la crise rwandaise ». Le FPR est convaincu que l’absence de démocratie ainsi que les divisions ont été et demeurent encore les causes principales des problèmes que connaît le Rwanda. En effet, le peuple rwandais n’a jamais connu la démocratie ni été associé à la gestion de la chose publique. Durant la période précoloniale, c’est le Mwami assisté de ses chefs qui exerçait une autorité absolue. Cela a engendré des inégalités et injustices sociales propres aux sociétés féodales. La période coloniale est, par son essence même, incompatible avec l’idée de démocratie. C’est de cette époque que date la racialisation de la société rwandaise provoquant des lézardes de la Nation. Sous la Première République, malgré l’existence d’une constitution qui reconnaissait au peuple les droits démocratiques, le système d’exploitation du peuple se perpétua par une poignée de Rwandais au pouvoir qui avaient érigé l’ethnisme et le régionalisme en principe de gouvernement.
D’après le FPR, les dirigeants de la Deuxième République ont institutionnalisé la soi-disant politique d’équilibre ethnique et régional comme base de la démocratie responsable. La privation de démocratie et la division du peuple sont les causes profondes de la crise politique, économique et sociale du Rwanda. C’est pourquoi le FPR est profondément attaché à la grande idée démocratique et à l’unité du pays, seules voies capables de réconcilier le peuple rwandais avec lui-même par le respect des droits de l’Homme et du Citoyen, et d’engager le pays tout entier sur la voie du progrès.
Dépassant toutes les formes de sectarisme qui ont jusqu’à présent déchiré la nation et le peuple rwandais, profondément attaché à la démocratie dont l’une des pratiques est la confrontation des idées et non celle des ethnies ou des régions comme on nous l’a fait croire jusqu’à ce jour, le FPR est une organisation politique ouverte à tout Rwandais qui adhère aux idées et aux principes consignés dans son programme politique[14].
Pour mieux réaliser leur politique, les Européens ont utilisé une poignée de Tutsi parmi l’aristocratie féodale au pouvoir à l’époque précoloniale. Les confortant dans leur position antérieure de privilégiés au sein de la société rwandaise précoloniale, et dans le complexe de supériorité qu’ils avaient déjà sur les autres Rwandais, les Européens ont fait comprendre aux chefs qu’ils provenaient d’une ethnie de souche non africaine qui s’apparenterait de peu à la race européenne et qu’ils auraient, de par leurs origines, des aptitudes particulières à l’exercice du pouvoir. En leur ouvrant exclusivement l’école et en leur facilitant l’acquisition de richesses, l’autorité tutélaire en a fait son instrument de domination et d’exploitation du peuple rwandais. Cette politique eut pour résultat de focaliser la haine de la masse brimée sur ces chefs qui en étaient les instruments et qui avaient, contrairement aux maîtres blancs qui restaient en retrait, des contacts directs avec cette masse.
La conscientisation hutu emprunte la forme d’un populisme chrétien sur les violences de 1959, consécutives au renversement de stratégie opérée par le colonialisme belge, elles résultent de complexes divisions sociales, liées au mode de production féodal d’une part, et polarisées en divisions essentiellement ethniques pendant la période de la tutelle d’autre part, qui conduisirent à une confrontation sociale fortement marquée du cachet de luttes interethniques dans lesquelles l’autorité tutélaire et l’Église catholique ont joué le rôle de catalyseur.
D’après Jean-Pierre Chrétien, la violence interethnique a débuté en 1959, par une révolution sociale curieusement bénie par l’Église missionnaire et soutenue par les autorités coloniales au départ, la conscientisation hutu emprunte la forme d’un populisme chrétien, mêlant la justice à la double référence du nombre et de l’autochtonie. Les émeutes de la Toussaint rwandaise de 1959 et l’épuration de l’administration coutumière orchestrée par les autorités militaires belges, sous les ordres du colonel Guy Logiest (résident militaire du Rwanda fin de l’année 1959, puis résident spécial du 10 décembre 1959 à juin 1962), ont joué un rôle politique fondateur essentiel, impliquant le peuple hutu dans une stratégie de rupture socio-raciale difficile à seulement imaginer au début des années cinquante. Les Hutu n’entrant pas dans cette logique devenaient traîtres à leur ethnie, tandis que les Tutsi qui n’avaient pas fui à l’extérieur du pays s’installaient dans la position de boucs émissaires virtuels en cas de crise.
La même dérive a gagné le Burundi voisin, lui aussi ex-colonie belge, lors d’une tentative de putsch organisée par des gendarmes hutu contre le monarque tutsi et suivie de nombreux massacres de familles tutsi dans le centre du pays. La mise en scène du modèle rwandais sur le terrain burundais a mis en œuvre un processus de prédiction créatrice ou prophétie autoréalisante (en donnant a priori de la situation une fausse définition, les politiciens hutu concernés provoquèrent un nouveau comportement, aussi bien chez les Tutsi que chez eux-mêmes, ce qui rendit vraies des imputations initialement fausses).
Ce schéma s’est retrouvé à chaque vague de violences qui ensanglanta le Burundi : la propagande, jouant des frustrations des uns et de la diabolisation des autres, a pu annoncer de façon lancinante ce qui devait arriver selon la logique des positions les plus extrêmes (cf. les pogroms anti-tutsi de 1972, suivis par une véritable décimation des cadres civils et militaires hutu burundais). La conscientisation ethnique a pris la forme d’une sorte d’incantation et de cri de guerre civile totale créant pour l’ensemble de la population un climat de plus en plus obsédant.
C’est la classe aisée qui renferme le virus du tribalisme[15]. Effectivement, le mal vient d’en haut. Ce sont des cadres peu méritants qui, pour se maintenir, pour se hisser à certains postes convoités, ont besoin de pistons, d’astuces et d’artifices. Ce sont aussi des responsables insatiables qui, pour faire aboutir leurs ambitions inavouables, font de la division ethnique une stratégie politique. Alors, s’ils sont tutsi, ils dénoncent, au besoin avec des combats tactiques à l’appui, un péril hutu à contrer. S’ils sont hutu, ils dévoilent un apartheid tutsi à combattre … En d’autres termes, au Burundi, l’ethnisme est devenu une grille de lecture et un moyen d’action, une référence incontournable pour toute faction aspirant au pouvoir. Le pays vit sous le règne d’un « cercle vicieux » soigneusement entretenu[16] : l’ethnisme conduit au génocide et le génocide est exhibé comme la vérité insurpassable de cette idéologie. En somme, l’ethnisme est le type même des systèmes prophétiques autoréalisateurs : c’est une haine qui s’autojustifie, se légitime, se renforce, se développe dans la conscience sociale par les crimes racistes qu’elle engendre.
4. Nous sommes, chacun de nous, responsables de chaque guerre, à cause de l’agressivité de notre propre vie, à cause de notre nationalisme, de notre égoïsme, de nos dieux, de nos préjugés, de nos idéaux, qui nous divisent[17].
La solution préconisée par un philosophe
Les structures de tous les changements extérieurs qu’amènent des guerres, des révolutions, des réformes, des lois ou des idéologies, ont été incapables de modifier la nature profonde de l’homme, donc des sociétés. En tant qu’individus humains vivant dans la monstrueuse laideur de ce monde, demandons-nous donc s’il est possible de mettre fin à des sociétés basées sur la compétition, la brutalité et la peur. Posons-nous cette question, non pas comme une spéculation ou un espoir, mais de telle sorte qu’elle puisse rénover nos esprits, les rendre frais et innocents, et faire naître un monde totalement neuf. Cela ne peut se produire, je pense, que si chacun de nous reconnaît le fait central que nous, individus, en tant qu’êtres humains, en quelque partie du monde où nous vivons, ou à quelque culture que nous appartenons, sommes totalement responsables de l’état général du monde.
Nous sommes, chacun de nous, responsables de chaque guerre, à cause de l’agressivité de notre propre vie, à cause de notre nationalisme, de notre égoïsme, de nos dieux, de nos préjugés, de nos idéaux, qui nous divisent. Ce n’est qu’en nous rendant compte – non pas intellectuellement mais d’une façon aussi réelle et actuelle qu’éprouver la faim ou la douleur – que vous et moi sommes responsables de la misère dans le monde entier parce que nous y avons contribué dans nos vies quotidiennes et que nous faisons partie de cette monstrueuse société, de ses guerres, ses divisions, de sa laideur, de sa brutalité, et de son avidité – ce n’est qu’alors que nous agirons.
Mais que peut faire un être humain ? Que pouvons-nous faire, vous et moi, pour créer une société complètement différente ? Nous nous posons là une question très sérieuse : est-il possible de taire quoi que ce soit. Que peut-on faire ? Quelqu’un pourrait-il nous le dire ? De soi-disant guides spirituels – qui sont censés comprendre ces choses mieux que nous – nous l’ont dit en essayant de nous déformer, de nous mouler selon certains modèles, et cela ne nous a pas menés loin ; des savants nous l’ont dit en termes érudits et cela ne nous a pas conduits plus loin. On nous a affirmé que tous les sentiers mènent à la vérité : l’un a son sentier en tant qu’Hindou, l’autre a le sien en tant que Chrétien, un autre encore est Musulman, et ils se rencontrent tous à la même porte – ce qui est, si vous y pensez, évidemment absurde.
La Vérité n’a pas de sentier, et c’est cela sa beauté, elle est vivante. Une chose morte peut avoir un sentier menant à elle, car elle est statique. Mais lorsque vous voyez que la vérité est vivante, mouvante, qu’elle n’a pas de lieu où se reposer, qu’aucun temple, aucune mosquée ou église, qu’aucune religion, qu’aucun maître ou philosophe, bref que rien ne peut vous y conduire – alors vous verrez aussi que cette chose vivante est ce que vous êtes en toute réalité : elle est votre colère, votre brutalité, votre violence, votre désespoir. Elle est l’agonie et la douleur que vous vivez.
La vérité est en la compréhension de tout cela, vous ne pouvez le comprendre qu’en sachant le voir dans votre vie. Il est impossible de le voir à travers une idéologie, à travers un écran de mots, à travers l’espoir et la peur.
Nous voyons donc que nous ne pouvons dépendre de personne. Il n’existe pas de guide, pas d’instructeur, pas d’autorité. Il n’y a que nous et nos rapports avec les autres et avec le monde. Il n’y a pas autre chose. Lorsque l’on s’en rend compte, on peut tomber dans un désespoir qui engendre du cynisme et de l’amertume, ou, nous trouvant en présence du fait que nous et nul autre sommes responsables de ce monde et de nous-mêmes, responsables de nos pensées, de nos sentiments, et de nos actes, nous cessons de nous prendre en pitié. En général, nous prospérons en blâmant les autres, ce qui est une façon de se prendre en pitié.
Pouvons-nous parvenir aux racines mêmes de la violence et nous en libérer ?
La peur, le plaisir, la douleur, la pensée et la violence sont intimement reliés. La plupart d’entre nous prennent du plaisir à être violents, à détester des individus, à haïr des groupes ou des races, à éprouver un sentiment quelconque d’inimitié. Mais lorsque naît en nous un état d’esprit où toute violence a pris fin, une joie l’accompagne, très différente du plaisir que donnent la violence et ses manifestations telles que les conflits, les haines, les terreurs.
Pouvons-nous parvenir aux racines mêmes de la violence et nous en libérer ? A défaut de cela, nous vivrons indéfiniment en état de guerre les uns contre les autres. Si c’est ainsi que vous voulez vivre – et c’est ce qu’apparemment veulent la plupart des personnes – continuez à dire que, encore que vous le déploriez, la violence ne pourra jamais cesser. Mais dans ce cas, nous n’aurons, entre nous, aucun moyen de communication, car vous vous serez bloqués. Si, au contraire, vous pensez qu’il serait possible de vivre autrement, alors nous pourrons communiquer les uns avec les autres.
Examinons donc, entre ceux qui s’entendent, la question de savoir si l’on peut mettre fin, en soi-même, à toute forme de violence tout en vivant dans ce monde monstrueusement brutal. Je crois que c’est possible. Je ne veux avoir en moi aucun élément de haine, de jalousie, d’angoisse ou de peur. Je veux vivre totalement en paix, ce qui ne revient pas à dire que je souhaite mourir : je veux vivre sur cette merveilleuse terre, si belle, si pleine, si riche ; je veux voir les arbres, les fleurs, les cours d’eau, les vallées, les femmes, les garçons et les filles, et en même temps vivre tout à fait en paix avec moi-même et avec le monde. Que puis-je faire pour cela ?
Si nous pouvons observer la violence, non seulement dans la société – avec ses guerres, ses émeutes, ses conflits nationaux, ses antagonismes de classes – mais aussi en nous, alors, peut-être, pourrons-nous aller au-delà.
Ce problème est très complexe. Pendant des siècles et des siècles l’homme a été violent ; des religions, dans le monde entier, ont essayé de le rendre plus amène, et n’y sont pas parvenues. Si donc, nous avons l’intention de pénétrer dans cette question, nous devons, il me semble, être pour le moins très sérieux, car elle nous conduira dans un tout autre domaine, tandis que si nous ne l’abordons qu’en tant que divertissement intellectuel, nous n’irons pas très loin.
Peut-être croyez-vous être très sérieux, lorsque vous vous dites que tant que le reste du monde ne s’orientera pas résolument vers la solution du problème de la violence, vous n’y pourrez rien. En ce qui me concerne, peu m’importe l’attitude des autres. J’envisage cette question avec le plus profond intérêt. Je ne suis pas le gardien de mon frère. En tant qu’être humain, je ressens très profondément la nécessité de mettre fin à la violence et je veillerai à y mettre fin en moi-même. Mais je ne peux vous dire, ni à vous ni à quiconque, de ne pas être violents. Cela n’aurait aucun sens, sauf si vous en aviez le désir. Si donc vous avez réellement la volonté de découvrir ce qu’est la violence, poursuivons ensemble un voyage d’exploration dans ce domaine.
Ce problème est-il ailleurs ou ici ? Cherchez-vous à le résoudre dans le monde extérieur ou à examiner la violence elle-même, telle qu’elle existe en vous ? Si vous êtes libres de toute violence en vous-mêmes la question qui se pose est : « Comment puis-je vivre dans un monde rempli de violence, d’ambition, d’avidité, d’envie, de brutalité ? Ne serais-je pas détruit? » Telle est la question inévitable que l’on se pose intérieurement.
Il me semble que lorsqu’on soulève cette question, c’est qu’on ne vit pas en paix, car dans le cas contraire, il n’y aurait aucun problème. On peut se faire emprisonner parce qu’on refuse d’être mobilisé, ou fusiller parce qu’on refuse de se battre. Eh bien, on est fusillé : cela n’est pas un problème. Il est extrêmement important de le comprendre. J’essaie ici de voir la violence en tant que fait, non en tant qu’idée : en tant qu’elle existe dans l’être humain, et en tant que cet être est moi-même.
A cet effet, il me faut être « complètement » vulnérable : je dois m’ouvrir à cette exploration, m’exposer à ma propre présence (pas nécessairement à la vôtre, car cela pourrait ne pas vous intéresser) ; je dois être dans un état d’esprit qui me pousserait jusqu’à l’extrême limite de ma recherche, sans m’arrêter à aucune étape en la jugeant suffisante.
Il doit m’apparaître avec évidence, maintenant, que je suis un être humain violent. J’ai reconnu la violence dans mes colères, dans mes exigences sexuelles, dans mes haines, dans les inimitiés que j’ai suscitées, dans ma jalousie ; j’en ai fait l’expérience vécue ; je l’ai connue ; et je me dis que je veux la comprendre tout entière, ne pas m’arrêter à une quelconque de ses manifestations (telle que la guerre) mais dégager le sens de l’agressivité dans l’homme, qui existe aussi chez les animaux, et dont je suis partie intégrante.
La violence ne consiste pas uniquement à nous entretuer.
Nous sommes violents dans nos altercations, nous le sommes lorsque nous écartons quelqu’un de notre chemin, nous le sommes lorsque la crainte nous incite à obéir. La violence n’est pas seulement ces boucheries humaines organisées au nom de Dieu, d’une société, d’un pays. Elle existe aussi dans des sphères plus subtiles, plus secrètes et c’est là, dans ses grandes profondeurs, qu’il nous faut la chercher.
Lorsque vous vous dites indien, musulman, chrétien, Européen, ou autre chose, vous êtes violents. Savez-vous pourquoi ? C’est parce que vous vous séparez du reste de l’humanité, et cette séparation due à vos croyances, à votre nationalité, à vos traditions, engendre la violence. Celui qui cherche à comprendre la violence n’appartient à aucun pays, à aucune religion, à aucun parti politique, à aucun système particulier. Ce qui lui importe c’est la compréhension totale de l’humanité.
Deux façons de penser existent au sujet de la violence. Selon une école, elle est innée dans l’homme ; selon l’autre, elle est le résultat de son héritage social et culturel. Aucune de ces deux façons de voir ne nous intéresse : elles n’ont aucune importance ; l’important est le fait que nous sommes violents, non de raisonner à ce sujet.
Une des manifestations les plus habituelles de la violence est la colère. Si ma femme ou ma sœur sont attaquées, je me dis que ma colère est juste. J’éprouve également cette juste colère lorsque mon pays, mes idées, mes principes, mon mode de vie sont attaqués. Je l’éprouve encore lorsque mes habitudes, mes petites opinions sont menacées. S’il arrive qu’on me marche sur les pieds ou qu’on m’insulte, je me mets en colère, ou encore si quelqu’un m’enlève ma femme et que je suis jaloux : cette jalousie passera pour être bienséante et juste, parce que cette femme est ma propriété. Tous ces aspects de la colère sont justifiés moralement, ainsi que tuer pour mon pays.
Donc lorsque nous parlons de la colère, qui est une forme de violence, distinguons-nous, selon notre inclination et les influences du milieu, celle qui est juste de celle qui ne l’est pas, ou considérons-nous la colère en tant que telle ? Une colère juste ? Cela peut-il exister ? Ou la colère a-t-elle une qualité intrinsèque, tout comme l’influence qu’exerce la société, que je qualifie de bonne ou mauvaise, selon qu’elle me convient ou non ? Dès que vous protégez votre famille, votre pays, un bout de chiffon coloré que vous appelez un drapeau, ou une croyance, une idée, un dogme, ou l’objet de vos désirs, ou ce que vous possédez, cette protection même est un indice de colère.
Pouvez-vous examiner cette colère sans l’expliquer ou la justifier, sans vous dire qu’il vous faut protéger votre bien, ou que vous avez le droit d’être en colère, ou qu’il est absurde de l’être ? Pouvez-vous la regarder comme une chose en soi ? La regarder complètement, objectivement, c’est-à-dire sans l’absoudre ni la condamner ? Le pouvez-vous ?
Puis-je vous voir objectivement si je suis votre adversaire ou si je pense que vous êtes un être merveilleux ? Je ne peux vous voir tel que vous êtes que si je vous regarde avec une attention que n’altèrent pas de tels rapports. Mais puis-je regarder la colère de la même façon ? Être vulnérable à ce phénomène extraordinaire ? Ne pas lui résister ? L’observer sans la moindre réaction ? C’est très difficile de l’observer sans passion, parce que la colère fait partie de mon être. Et pourtant, c’est ce que j’essaie de faire.
Me voici, être humain violent, blanc, noir, brun ou rouge, et il ne m’intéresse pas de savoir si j’ai hérité cette violence ou si la société l’a engendrée en moi : ce qu’il m’importe de savoir, c’est si je peux m’en libérer. Cette question pour moi prime tout le reste, nourriture, besoin sexuel, situation sociale, car elle me corrompt, me détruit et détruit notre monde. Je veux la comprendre, la transcender. Je me sens responsable de toute la colère et de toute la violence du monde. Je m’en sens réellement responsable ; ce ne sont pas que des mots : je me dis : « Je ne peux agir dans ce sens que si je suis au-delà de la colère, au-delà de la violence, au-delà des particularismes nationaux. »
Ce sentiment de devoir comprendre la violence en moi engendre une immense vitalité, une passion de savoir. Mais pour aller au-delà de la violence, je ne dois ni la refouler, ni la nier, ni me dire : « Elle fait partie de moi, je n’y peux rien » ou : « Je veux la rejeter. » Je dois la regarder, l’étudier, entrer dans son intimité et à cet effet je ne dois ni la condamner ni la justifier. C’est, pourtant, ce que nous faisons. Je vous demande donc de suspendre, pour l’instant, vos jugements à son sujet.
Comment mettre fin à la violence et aux guerres ?
Si vous voulez mettre fin à la violence et aux guerres, demandez-vous combien de vous-mêmes, combien de votre vitalité vous y mettez. N’êtes-vous pas profondément affectés de voir que vos enfants sont tués, que vos fils sont enrégimentés, assujettis, assassinés ? Cela vous est-il indifférent ? Grand Dieu, si cela ne vous émeut pas, qu’est-ce qui vous intéresse ? Conserver votre argent ? Vous divertir ? Vous droguer ? Ne voyez-vous pas que votre propre violence est en train de détruire vos enfants ? Ou n’est-ce là qu’une abstraction pour vous ?
Fort bien. Si la question vous intéresse, adonnez-vous à elle de tout votre cœur et de tout votre esprit. Ne demeurez pas assis en me demandant de vous en parler. J’attire votre attention sur le fait qu’il est impossible de réellement voir la colère et la violence si on les condamne ou les justifie, et que si elles ne représentent pas un problème brûlant, on ne peut pas s’en libérer. Commencez donc par apprendre. Apprenez à regarder la colère, à voir votre mari, votre femme, vos enfants ; à écouter les hommes politiques. Apprenez à voir pourquoi vous n’êtes pas objectifs, pourquoi vous condamnez ou justifiez : si vous condamnez ou justifiez, c’est parce que cela fait partie de la structure de la société où vous vivez.
Vous êtes conditionnés en tant qu’Allemands, Indiens, Nègres, Américains, au hasard de votre naissance, et votre condition a alourdi vos esprits. Pour découvrir une vérité fondamentale on doit pouvoir explorer ses profondeurs. On n’y parvient pas si l’outil dont on dispose est émoussé. Ce que nous faisons en ce moment c’est aiguiser cet outil, qui est cet esprit devenu obtus à force de condamner et de justifier. On ne peut explorer des profondeurs qu’avec un esprit pénétrant comme une aiguille, dur comme le diamant.
Il est inutile de s’asseoir dans un fauteuil et de se demander : « Comment puis-je avoir un esprit fait de la sorte ? » Il faut le sentir comme on a faim, et il faut se rendre compte que ce qui abêtit l’esprit est son sentiment d’invulnérabilité, qui l’a enfermé dans des murs. Ce sentiment est présent chaque fois que l’on condamne ou que l’on justifie. Si l’on peut s’en débarrasser, on peut regarder, étudier, pénétrer un problème et peut-être parvenir à un état où l’on en est totalement conscient.
Revenons au cœur de la question « pouvons-nous déraciner la violence en nous-mêmes ? » Si je vous disais : « Pourquoi n’avez-vous pas changé ? » ce serait une forme de violence. Ce n’est pas du tout cela que je vous dis. Je n’ai en aucune façon le désir de vous convaincre de quoi que ce soit. C’est votre vie, non la mienne, et chacun la vit comme il l’entend. Je demande simplement s’il est possible à un être humain, psychologiquement intégré à une société quelle qu’elle soit, de se débarrasser de sa propre violence. Si un tel processus est possible, il ne peut manquer de susciter une nouvelle façon de vivre.
La plupart d’entre nous ont accepté que la violence soit à la base de leur mode de vie. Deux guerres horribles ne nous ont appris qu’à dresser des barrières de plus en plus nombreuses entre les hommes – c’est-à-dire entre vous et moi. Mais ceux qui veulent s’affranchir de la violence, comment doivent-ils s’y prendre ? Je ne pense pas qu’ils puissent y parvenir en s’analysant ou en se faisant analyser par un spécialiste. Ils pourraient, par ce moyen, se modifier quelque peu, vivre un peu plus paisiblement, dans un meilleur climat affectif, mais ils ne pourraient acquérir la perception totale qu’ils recherchent.
Toutefois, il nous faut savoir nous analyser, car ce processus aiguise considérablement l’esprit et lui confère une qualité d’attention, de pénétration, de sérieux, qui lui permettra de parvenir à une perception totale. Nous n’avons pas la faculté innée de percevoir un ensemble d’un seul coup d’œil. Cette clarté de vision n’est possible que lorsqu’on a appris à bien voir les détails, après quoi, on peut « sauter ».
Tout problème vu dans la clarté est résolu.
Il arrive que pour essayer de n’être plus violents, nous nous appuyons sur un concept, un idéal appelé la « non-violence », pensant qu’en faisant appel à l’opposé de la violence, nous pourrions abolir le fait lui-même. Mais nous n’y parviendrons pas. Nous avons des idéaux en grand nombre ; tous les livres sacrés en sont pleins ; et pourtant nous sommes encore violents. Pourquoi donc ne pas affronter la violence elle-même et oublier le mot qui la désigne ?
Si l’on veut comprendre l’actuel, on doit y consacrer toute son attention, toute son énergie, lesquelles font défaut lorsqu’on pense à un monde idéal fictif. Mais pouvons-nous bannir tout idéal de notre pensée ? Une personne sérieuse, qui a un intense désir de découvrir la vérité, de savoir ce qu’est l’amour dans le vrai sens de ce mot, ne doit avoir dans l’esprit aucun concept d’aucune sorte. Elle doit vivre dans ce qui « est » dans l’actuel.
Pour voir en fait ce qu’est la colère, on ne doit passer aucun jugement à son sujet, car aussitôt que l’on pense à son opposé on la condamne, ce qui empêche de la voir. Lorsque vous déclarez détester ou haïr quelqu’un, cela peut paraître brutal, mais le fait est là, et si vous l’examinez à fond, complètement, il disparaît, tandis que si vous vous dites : « Je ne dois pas haïr ; je dois avoir de l’amour en mon cœur », vous vivez dans un monde hypothétique, avec une double série de valeurs. Vivre dans le présent, complètement, totalement, c’est vivre avec ce qui « est », avec l’actuel, sans le condamner ni le justifier. Tout problème vu dans cette clarté est résolu.
Pouvez-vous voir ainsi le visage de la violence, non seulement dans le monde extérieur, mais aussi le visage réel qu’elle assume en vous, ce qui veut dire vous en libérer parce que vous n’avez admis aucune des idéologies qui la combattent ? Cela nécessite une méditation profonde, non un acquiescement verbal ou une dénégation.
Vous avez maintenant lu toute une série d’assertions, mais les avez-vous comprises ? Vos esprits conditionnés, vos façons de vivre, toute la structure de la société vous empêchent de voir un fait tel qu’il est et de vous en affranchir séance tenante. Vous dites « J’y penserai ; je verrai s’il m’est possible ou non de m’affranchir de la violence ; j’essaierai. » Cette déclaration « j’essaierai » est une des pires que l’on puisse faire. Essayer, faire de son mieux, cela n’existe pas. On fait la chose ou on ne la fait pas. Vous voulez du temps pour prendre une résolution lorsque la maison brûle. Elle brûle à cause de la violence dans le monde, et vous dites : « Donnez-moi le temps de trouver l’idéologie la plus propre à éteindre l’incendie. »Lorsque la maison brûle, discutez-vous sur la couleur des cheveux de celui qui apporte de l’eau ?
[1] On utilise tradition primordiale au lieu de religion pour éviter la confusion avec les religions actuelles établies.
[2] L’article peut être consulté sur le site http://afrique.cauris.free.fr/semujanga.html.
[3] Par Dominique Temple d’après l’œuvre de Josias Semujanga – Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes – L’Harmattan 1998.
[4] Le récit se trouve sur le site cité
[5] Voir définition sur le site
[6] Jean Chatain « Paysage après le génocide » Edition « Le Temps des Cerises » juillet 2007
[7] par l’universitaire Léon Mugesera, vice-président du MRND pour la préfecture de Gisenyi, fief du clan présidentiel
[8]Souligné par l’Institut de Recherche et de Dialogue pour la Paix (IRDP) de Kigali :
[9] Colette Braeckman, « Rwanda. Histoire d’un génocide », Fayard, 1994, p 37 et suivantes.
[10] Point de vue de Servilien M. Sebasoni,
[11] Résumé de Claudine Vidal
[12] Dominique Franche « Généalogie du génocide rwandais », sortie à l’occasion du dixième anniversaire des événements d’avril-juillet 1994,
[13] insiste de son côté l’universitaire rwandais Servilien M. Sebasoni
[14] Alexis Kanyarengwe, alors président du FPR
[15] Constat dressé en novembre 1968 par le ministre de l’Information burundais Martin Ndayahoze (lui-même hutu)
[16] Jean-Paul Gouteux « La nuit rwandaise » Edition L’esprit frappeur
[17] Krishnamurti « Se libérer du connu »Le Livre de Poche